#40jours #27 | Tania

Qu’est-ce qu’elle pense, Tania ? Qu’est-ce qu’elle a dans sa tête ? Pour quoi elle dit rien ? Pourquoi elle dit pas comment elle va ? Pourquoi elle dit jamais comment elle va ? Pourquoi elle dit pas si elle a des symptômes ou non ? Pourquoi elle veut pas en parler avec les autres ? Pourquoi elle reste derrière son bureau, à l’accueil, sans parler, juste bonjour au revoir ? Quand est-ce qu’elle est arrivée d’ailleurs ? Qui l’a recrutée ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a fait avant ? De l’accueil ailleurs ? D’où elle vient ? Comment elle a grandi ? Dans quoi elle a grandi ? Quel était le paysage sous la fenêtre de son enfance ? Comment était la voix de sa mère ? Quelle berceuse on lui a chanté ? Qui ? Qui lui a chanté des berceuses ? Vous croyez qu’elle a aimé un homme ? Quel genre d’homme ? Un grand rustre et costaud comme le père brutal qui l’a élevée après la mort de sa mère ? Est-ce qu’elle a pris des gifles dans son enfance ? Est-ce qu’elle est restée là, immobile, sans respirer, le temps que la douleur s’estompe ? Est-ce qu’elle fait pareil aujourd’hui dans son accueil ? Est-ce qu’elle se tient en retrait par peur de ce qui pourrait se passer si ? Si elle prenait part est-ce qu’elle prendrait un risque ? Le risque de s’exposer à la violence ? Ou bien est-ce que c’est simplement son bonheur ? Le fait d’être en dehors des choses ? De se tenir dans cet écart, pas énorme mais un écart quand même ? Est-ce qu’elle est une sorte de Bartleby des temps modernes ? Celle qui préférerait ne pas ? Est-ce qu’elle parvient à se soustraire vraiment ? Est-ce qu’au contraire elle est touchée ? Qu’est-ce qu’elle dirait si elle parlait ? Peut-être qu’elle serait en colère ? Agressive ? Est-ce qu’au fond c’est une radicale ? Une anarchiste ? Une mangeuse d’hommes ? Est-ce qu’elle rêve toutes les nuits d’abattre Zoroastre au matin ? Comme le directeur du magasin là-bas, par un de ses employés, un matin, à coups de fusil dans le dos ? Est-ce que ça lui ferait du bien, un soulagement ? Est-ce qu’il y en a d’autres à qui ça ferait du bien ? Est-ce qu’elle aimerait soulager Abadia, détendre Saskia ? Ramener Fadela sur terre, redonner le sourire Anna ? Défaire Laura de ses angoisses sans fin ? Est-ce qu’au fond elle est sympathique mais ça ne se voit pas ? Est-ce que c’est une peau de vache ? Une individualiste de la pire espèce ? Quelles sont ses valeurs ? Et pourquoi elle parle pas, bon sang ? Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ? Ou bien c’est seulement ce père violent ? Cette mère absente ? Où sont les femmes disparues ? Qu’est-ce qu’elles peuvent bien dire à Tania ? Qui parle à Tania ? Je veux dire, au dedans d’elle, qui parle ? Une mère, une sœur, une grand-mère ? Quelles sont les femmes qui la constituent comme elle est aujourd’hui ? Y a t-il des hommes ? Un frère ? Un mari ? Est-ce qu’elle a des enfants ? Quel âge elle a ? Pourquoi est-ce si difficile de lui donner un âge ? Est-ce qu’elle n’a pas d’âge ? Est-elle réelle ? Est-ce que ce n’est pas une machine ? Un artefact de la matrice ? Est-ce qu’elle est un robot d’avant la parole ? Qu’est-ce qu’elle pense ? Est-ce qu’elle pense ? Quand elle n’est pas à l’école, que fait-elle ? Est-ce que ça ressemble à un corps qui fait du yoga ? Est-ce que quelqu’un qui ne parle pas est un corps ? De qui parle-t-on si on parle d’un corps ? Comment vous la voyez ? Est-ce que vous voyez davantage que ce petit corps brun, mince et charpenté à la fois ? Est-ce que vous voyez son âme ? Est-ce que vous voyez ses yeux noirs ? Comment voir l’âme des gens ? Qui voudrait voir l’âme des gens ? Est-ce que ça apparaît en couleur, l’âme, avec des lunettes spéciales ? Est-ce que Tania aura une âme violette ? Où s’est-elle trompée ? Est-ce qu’elle aura pris un mauvais chemin, et quand ? Est-ce qu’elle s’est sabotée à une époque de sa vie ? Est-ce qu’elle s’est mise à s’abolir ? A-t-elle été victime d’agressions multiples ? A-t-elle décidé d’apprendre à se défendre ? Est-elle en lutte perpétuelle à l’intérieur d’elle-même, avec des forces incompréhensibles et puissantes ? Est-ce qu’elle a besoin de secours ? Pourquoi n’a-t-elle pas voulu participer aux entretiens ? Ni aux séances en groupe après ? Est-ce qu’elle déteste tout le monde ? Est-ce qu’elle est simplement intimidée, trop intimidée pour ? Est-ce qu’elle écrit des poèmes ? Qu’est-ce qu’elle lit comme livre ? Quelqu’un a déjà vu un livre à l’accueil ? Peut-être était-ce quelque chose d’indéterminé ? Est-ce qu’il y a des livres trop courants pour caractériser le lecteur, la lectrice ? Est-ce qu’elle a été humiliée ? Est-ce qu’elle a définitivement peur d’autrui ? Comment lui parler ? Comment l’apprivoiser ? Comment faire pour qu’elle sourie ? Pour qu’elle réponde ? Est-ce qu’on l’a déjà entendue faire une phrase de plus de cinq mots ? Dix mots ? Est-ce qu’on supporte le mutisme ? Est-ce que ce n’est pas la chose au monde qui nous met le plus mal à l’aise ? Est-ce que ce n’est pas l’anormalité même ? Conjuguée avec le mystère ? Est-ce que ça laisse place à tous les fantasmes, à toutes les divagations ? Qui pourrait avoir des informations objectives à son sujet ? Faut-il les rechercher ? Est-ce que c’est important d’avoir des informations objectives au sujet d’une personne ? Est-ce que son corps suffit à faire d’elle une personne ? Est-ce que son bonjour au revoir suffisent à faire d’elle une personne ? Est-ce que son vague sourire suffit à faire d’elle une personne ? Une personne qu’on connaît ? Qu’est-ce qu’une personne qu’on connaît ? Qu’est-ce qu’il faut pour qu’on connaisse une personne ? Est-ce que les traits de son visage et sa manière de s’asseoir suffisent ? Est-ce que la forme de sa main et son geste pour décrocher le téléphone suffisent à connaître une personne ? Qu’est-ce qu’on s’imagine à partir d’un corps ? Qu’est-ce qu’on s’imagine à partir des traits du visage ? A laquelle d’entre nous ça parle ? Et comment ? Dans quelle langue ça parle ?

A propos de Juliette Cortese

Née en Franche-Comté à la fin des années soixante-dix, Juliette Cortese vit à Montpellier et travaille dans la langue. Celle qu’on parle autour des tables. Celle qu’on écrit en atelier. Et dans la sienne, à tâtons, au burin, parfois avec un épluche-légume. Écrit ce qui vient et ce qui ne vient pas, lit à voix haute et bricole des vidéopoèmes. Publications en 2021 : X Tentatives pour continuer le présent, prose poétique chez Gros Textes et un premier roman, Lent séisme, chez Publie.net.

3 commentaires à propos de “#40jours #27 | Tania”

  1. On ne sait rien d’ELLE et pourtant il m’a semblé qu’elle s’esquissait. Au fil de la lecture, j’ai répondu à des questions en me faisant ma propre interprétation que ce qui se cachait derrière les interrogations.

    • Merci ! Oui, l’intérêt de la question c’est sans doute qu’elle laisse juste l’espace au lecteur pour imaginer la réponse. Je me suis demandée en écrivant si les questions n’était pas trop convenues, mais peut-être qu’il faut justement qu’elles ne soient pas trop singulières, de manière à ne pas trop orienter ?