– Ça va, mon petit ? T’es pas blessé ? Qu’est-ce que tu faisais là ? Tu aimes regarder les trains passer ? Tu n’as rien d’autre à faire ? Tu es sûr que ça va ? T’as pas reçu une pierre ? Ou un morceau de bois ? T’as pas pris une pierre sur la jambe ? Regarde, tu saignes pas ? Tu sais que c’est dangereux ici ? Tu sais qu’il faut pas que tu traînes ici ? Tu comprends quand on te parle ? Tu comprends le français ?
– Oui.
Marius était assis sur une pierre. Un policier lui avait posé une couverture sur les épaules mais il ne savait pas pourquoi. En plein mois de juin, il faisait plutôt chaud. Surtout en fin d’après-midi. Autour de lui, six policiers portant un chapeau melon et une moustache en guidon de vélo l’interrogeaient dans un concert sans souffle.
– Ils sont où tes parents ? Ils savent que tu traînes près de la voie ferrée ? Ils doivent être inquiets, non ? Tu habites où ? Tu es du village ? Qu’est-ce que tu fais ici près de la voie ferrée ? Tu regardes passer les trains parce que tu n’as rien d’autre à faire ? Tu ne vas pas à l’école ? C’est les vacances mais tu n’as rien d’autre à faire ? C’est dangereux le bord des voies ferrées, tu sais ? Tu as soif ?
– Non.
Le train était couché de tout son long devant lui. On aurait dit un grand animal abattu. Peut-être que les dinosaures ressemblaient à ça une fois mort. À côté de lui, une infirmière soignait un homme avec un visage noir de fumée, le conducteur du train peut-être, ou un mécanicien. Elle lui enserrait la tête avec une large bande Velpeau.
– Tu as vu ? Il aurait pu mourir lui aussi, tu sais que tu as eu de la chance ? Depuis quand tu étais là ? Tu es seul ? Tu as vu quelqu’un avant le passage du train ? Quelqu’un que tu connais ? Ou peut-être quelqu’un que tu as jamais vu ? Un étranger ? Un vagabond ? Tu as peut-être vu quelque chose d’inhabituel ? Tu as pas vu un animal ? Un sanglier, un cerf ? Il y a des cerfs dans cette forêt ? Tu veux manger quelque chose ? Tu as faim ?
– Non, merci. J’ai pas faim.
Des policiers en cape étaient montés sur les wagons couchés et essayaient d’en ouvrir les portes coulissantes. Quand ils y arrivaient, ils regardaient à l’intérieur, demandaient s’il y a quelqu’un et passaient à un autre wagon. Un policier en civil amena un objet lourd qu’il laissa tomber par terre sur le ballast devant lui. Le coin en acier ne portait aucune trace.
– Tu as déjà vu cet objet ? Tu sais ce que c’est ? Tu crois que tu serais capable de le porter ? Fais voir tes mains, tu travailles à la scierie ? Tu as vu un bûcheron dans les parages ? Tu connais un bûcheron ? Tu connais quelqu’un qui utilise ce genre d’objet ? Tu sais ce que c’est ? Tu connais un bûcheron qui habite pas loin ? Il sont où tes parents ? Tu crois qu’ils connaissent un bûcheron ? Ou quelqu’un qui coupe du bois ? Tu connais cette dame ?
– Oui, c’est ma mère.
La femme portait une longue robe en toile claire et un grand tablier bleu serré autour de la taille. Le visage était fatigué sous le chapeau en paille. De grosses chaussettes noires en laine remontaient sur ses jambes depuis de lourdes chaussures en cuir. La femme se tenait debout devant l’enfant et dit aux policiers qu’il s’agissait bien de son Marius.
– Tu aurais pu nous dire que tu habitais à côté ? Tu as oublié de nous dire autre chose ? Tu voulais voir un train ? C’est ça ? Comme tous les enfants, tu aimes regarder passer les trains, c’est ça ? Celui-là, c’est plus un train, c’est juste une carcasse de train, tu aimes pas les carcasses de train, hein ? Allez file avec ta mère et ne reviens pas près des voies, promis ? C’est dangereux, tu sais ? Tu traîneras plus ici, promis ?
– Promis.
Marius se leva et saisit un morceau de la robe de sa mère. Elle se retourna sans dire un mot à personne et tous les deux longèrent quelques mètres la voie ferrée avant de prendre un sentier qui traversait la haie de broussailles. Elle avait jeté un oeil au coin en acier, n’avait rien dit et ils s’étaient éloignés. Sa mère ne lui avait jamais beaucoup parlé. Jusqu’à aujourd’hui.
– Qu’est-ce que tu fichais là ? T’es pas avec ton père ? Tu devais pas aider ton père à la coupe ? Il est où ton père ? Tu n’as rien à faire ici, c’est compris ? Tu n’as rien à faire près du passage des trains, tu comprends ? Tu voulais voir s’il y avait quelque chose dans les wagons, c’est ça ? Quelque chose à récupérer ? J’aurais bien aimé, c’est sûr, mais il y avait la police, tu as vu ? Qu’est-ce que tu as dans la tête ? Qu’est-ce qui se passe dans ta fichue caboche ? J’irais pas te chercher en prison, tu sais ? La prison c’est bon pour personne, surtout pas pour les mères. Allez, avance !
Marius avait eu peur que sa mère ne comprenne. Il l’avait vu regarder le coin en acier mais elle n’a pas dû faire le rapprochement. Heureusement pour lui, il aurait pris une torgnole. Et une autre le soir, du père. Cela aurait été sa journée torgnoles. Peut-être que cela lui aurait donné le courage de monter dans un train pour partir. Pour de vrai. Pour aller voir ce qu’il y a derrière l’horizon. Sa mère s’arrêta, fléchit ses genoux pour se mettre à sa hauteur et le fixa dans le blanc des yeux. Marius ne se souvenait pas d’avoir déjà vu le visage de sa mère si près. Elle avait des rides.
– Pourquoi tu as fait ça ? C’est trop dangereux, tu comprends ? Une fois, je l’ai pris ce train, tu sais ? Je suis allé jusqu’à Paris et je suis revenue. Il n’y a rien de bien à Paris, il y a un autre horizon, c’est tout. Un jour, tu le prendras ce train. Et tu reviendras. Comme moi. Tu entends ce que je te dis Marius ? Tu es encore petit mais je suis sûre que tu comprends, pas vrai ? Tu es un petit garçon et un jour tu deviendras bûcheron, comme ton père. Ça te plairait pas d’être bûcheron ? Ça te plairait pas de faire comme ton père ? Ça te plairait pas de continuer à rêver en regardant passer les trains ? Tu vivrais à la ferme, tu aurais toute la maison pour toi. Ça te plairait pas ?
– Oui m’man. Mais pour le coin, on dit rien à papa, d’accord ?
l’espoir de voyage et la terreur face au père
terrible histoire que tu nous racontes là, JLuc…
Merci Françoise. Depuis deux ou trois jours, j’ai l’impression d’avoir mis une graine dans un pot que j’arrose avec les propositions de François. C’est curieux, ça pousse.
Oui JLuc tu as raison : ça pousse !
Je suis vraiment ravi de retrouver ce petit garçon, qui s’appelle Marius et qui joue avec les coins de fer et les voies ferrées…
Merci pour cette histoire qui continue !
Merci Fil. J’aime bien avoir cette sensation d’être spectateur de ce mes doigts écrivent. Merci pour ton passage.
Cet enfant qui ne répond pas, mais qui entendant les adultes qui répondent à sa place, aux questions qu’ils ont posé, c’est extra.
Merci Laurent. Sans doute, derrière ce stratagème, le désir de parler à la place d’un enfant.
Oui, ça pousse ! Trop bien tes textes !
Merci Helena. Arroser, mais pas trop.
Habile pour la narration de ne pas transformer le langage pour parler au hauteur d’enfant mais d’y etre quand meme. L’histoire prend de l’ampleur, le déploiement est agréable à sonder.
Un déploiement à l’aveugle pour l’instant. Mais oui, agréable à sonder. Merci.
C’est intéressant aussi de rompre la litanie des questions. Et l’histoire de Marius au bord des voies elle touche
en vrai à Paris il n’y a pas d’horizon sauf à monter sur les buttes et dans les tours, émouvant