Je n’ose poser de questions.
Quel mot pour dire votre exil ? Quels mots pour rendre ces heures entre deux terres, d’un port à l’autre, du sud au nord ? Quel nom pour vous qualifier ? Prenez-vous « Européens », « Pieds-noirs », « Rapatriés », « Français d’Algérie » ? Il faudra faire un choix. En attendant, quel mot pour dire l’exil à l’heure où le cargo quitte le port d’Alger ? Essayons un participe présent : « Exilant ». Seriez-vous des « exilants » ?
Je n’ose poser de questions.
À quoi pensez-vous à l’heure où le cargo manœuvre dans le port d’Alger ? À quoi ça pense un exilant de janvier 66, un exilant qui a été témoin de tant de départs (un million, c’est ça ?) depuis cinq ans ? À quoi pense la fille de seize ans, celle de dix et le petit de neuf ? À quoi pense l’enfant à naître dans le ventre de la mère ? Et le chat dans sa cage, lui qui a connu tant de déménagements à l’aube ? Est-ce qu’on a faim, est-ce qu’on a soif un jour comme celui-là ? Est-ce que le genou éraflé, le deuxième jour des règles, la dent qui lance ont une importance ? Est-ce de ces détails qu’on pourra sortir un récit ? Qu’imaginez-vous du port de Sète ? Qu’imaginez-vous du train de nuit ? À quoi ressemble Paris ? Et les « Français de France », ceux qu’on n’appelle plus « Métropolitains » maintenant que les périphéries se sont détachées du centre ? Quel goût avait la dernière Calentita, la dernière Frita, la dernière Coca, le dernier Selecto ?
Je n’ose poser de questions.
Quelles choses ont été fourrées dans les malles ? Comment faire le tri dans sa propre vie ? Quel temps fera-t-il à Sète ? Voici la pleine mer. L’Afrique est hors de vue, l’Europe hors d’atteinte. C’est là, sans doute, que vous devenez exilants. Que faites-vous au cours de ces longues heures de traversée ? La grande relit-elle « Madame Bovary » ? Ou peut-être « Les Misérables » ? (La grande et ses classiques). Les petits relisent-ils le Journal de Mickey, un de ces vieux numéros qui, avec trois mois de retard, arrivaient jusqu’à Alger ? Et comment réagit l’enfant à naître quand le cargo tangue ?
Je n’ose poser de questions.
Bientôt c’est la nuit sur la Méditerranée, une nuit d’encre et de sommeils troublés. À l’aube se dessinera l’Europe. À quoi rêvez-vous dans cet entre-terres ? Est-ce que vous serez soulagés d’avoir échappé à la mort promise ? Est-ce que les petits pousseront un cri comme des pirates du Journal de Mickey ? Est-ce que la vie là-bas reprendra forme ? Est-ce qu’il pleut plus souvent de ce côté-là ?
Je n’ose poser de questions.
Merci Xavier pour ton texte pudique.
Les exilants s’en posent, des questions importantes et douloureuses.
Encore un grand merci !
je crois qu’il faut toujours oser, merci Xavier
mais si, tu les poses les questions, il y en a tant dans ta musette, les questions pullulent comme des petites blessures qui n’ont jamais été soignées
de la douceur vers toi, à travers ton texte, cher X
Une accumulation de points d’interrogation dans la douceur, dans la douleur. Dans la timidité éprouvée au moment d’aborder l’incertain, celle qui empêche de poser des questions. Très subtil, très beau.
Me touche beaucoup. Merci
Drôlement bien gaulé (et partant drôlement utile, je pense pour faire un livre, cette proposition, et là, bon, c’est presque déjà fait, roule ma poule) (je viens de lire un texte de Piero, ça se voit dans style…)
La malle aux questions comme une boîte de Pandore… Quand l’ouvrir et avec qui ? Merci pour ce texte Xavier.