Incontournable. Ils nous l’ont mise bien profond la sécurité depuis les carnets anthropométriques. Tu le vois ce mot ? On va prendre tes mesures d’être humain comme chez le tailleur et c’est justement à ça qu’elles vont servir : à te tailler un fameux costard de type louche. Faut pas croire tout ce que dit Orange ou Coca-cola, dans un monde où tout bouge, il n’y a qu’une façon de le faire qui soit acceptable… et ce n’est plus la tienne. Les gens du voyage ne sont pas ceux des agences et sous les radars, ça manque cruellement de trois étoiles. Tu pensais faire sans ? Comme Arsène Lupin ? Passer les frontières avec une jupe et du rouge à lèvres ? Bien sûr, qu’on va les exploiter tes petites facilités à changer de camp, mais ça ne suffira pas. Si c’est pas écrit Madame sur le passeport, tes effets de manches ne te sauveront pas d’un contrôle poussé. Tu ne veux pas ça. Tu peux laisser des traces, tant que tu veux et va bien falloir, mais des empreintes, non. Les gens dans ton genre, ils les voient venir depuis 1910 : dans toute l’Europe, fichage systématique des populations nomades.
Tous nomades arrivant dans une commune devront présenter cette autorisation au maire avec leurs feuilles signalétiques visées par la préfecture. Les maires viseront ces feuilles à l’arrivée et au départ.
Toute contravention aux dispositions du présent article constituera les nomades contrevenants en état de vagabondage et les rendra passibles des peines édictées par le Code pénal
Tu vois le truc ? Avec un outil pareil dans les mains, et bien avant l’apparition des régimes totalitaires, on a pu assister dans un fauteuil à une persécution des familles nomades. Sans que cette persécution ait été ordonnée par l’occupant. Il faut bien que tu comprennes que ça a déjà commencé. Une persécution née spontanément de la bonne volonté des gendarmeries, de la police, des préfectures, on sait faire au pays des droits de l’homme. Je sais que je prêche un convaincu, mais tu croyais que j’allais te filer mon carnet d’adresses sans préambule ? Dès 1933, on interne les nomades dans des camps. Contribution spontanée des administrations d’un pays, de plusieurs pays occupés ou non. C’est sur un plateau qu’on te servira, et avec la bonne conscience citoyenne en plus. Donc, il te faut des papiers, il te faut le tampon.
Tu bouges, t’es louche. Sauf si tu es riche. Si tu peux les amener à le croire. D’où les faux papiers. Et là, attention : tu ne choisis pas « journaliste qui voyage ». Personne n’aime les journalistes. Ni les intellectuels. Ni les types de l’humanitaire. Ni les chercheurs. Ni les étudiants. Ni les Rroms. Tu oublies tout de suite le plan de te planquer dans un campement. Tout le monde les scrute, personne ne peut les blairer et même les assos qui les aident sont flicquées jusqu’à la moelle. Tu les évites. Tu évites la médecine qui fait peur. Mais tu gardes la notabilité. Donc stomatologue, oui, psychanalyste, non. Avocat d’affaires — pas Amnesty International —, consultant en technologies digitales, oui c’est bon ça ! Et avec le majeur en plus ! Tout le monde aime les riches. Tu veux le tampon, comme en 1910, le tampon bouclier, derrière le tampon, tu fais ta petite vie de clandé. Comment on achète des faux papiers ? Mais avec de l’argent, c’est assez simple. Où ? Là où on vend de tout, pardi ! Tu t’inscris à un colloque bidon, mettons en Bulgarie. Tu vas trouver quelque chose, je te fais confiance. Un truc dans tes cordes, dont personne ne s’étonne. Idéalement, un colloque au bord de la Mer noire. Tes collègues vont penser que tu vas glander au soleil et profiter des tarifs exceptionnels de la prostitution dans ce genre de contrées. D’ailleurs en arrivant à l’aéroport tu prends un taxi… non, n’importe quel taxi. Ils te proposeront tout ce qu’on fait de mieux sur le marché. Que tu y ailles en homme ou en femme ne changera rien : tu y vas en riche occidental et ça suffit. Mais bon, ne pousse pas trop le bouchon, parce que s’il soupçonne que tu n’as pas tous les attributs, il peut aussi s’arrêter et te péter les dents. Bref, il te propose des femmes, de l’alcool, de la drogue, des hommes, des enfants, un vrai catalogue, je te jure. Tu demandes ce qu’il y a de plus cher, mais tu évites les gosses, parce que ça peut crisper les réceptionnistes de les voir traîner dans le lobby à 23 h, on ne sait jamais. Tu dis que tu veux de la première qualité… Bien sûr, tu peux recevoir dans ton hôtel. Où, sinon ? Sur la plage, sous un pont ? T’as de ces idées ! Ça peut avoir l’air de tout sauf de ce que c’est. Tu prends une douche, tu te détends. Quand ton achat t’est livré, tu paies cash — si c’est de la dope tu t’en débarrasseras dare-dare — et là, tu dis que tu cherches autre chose. Arrivé à ce stade, ils comprendront direct : soit tu veux acheter en gros, soit t’es vraiment tordu, soit tu veux une arme, soit tu veux des papiers. Je te dis ça pour que tu comprennes que les papiers, c’est le plus tranquille pour eux. Pas besoin de camion, pas de risques d’avoir une gagneuse amochée en arrêt maladie pendant deux semaines… C’est tout bénèf pour eux, donc, ils vont dire oui. Et s’ils n’ont pas ça en stock, ils feront comme les copains, ils sous-traiteront. Tu auras prévu les photos matons qui vont bien. Avec beaucoup de cheveux et la barbe. Un seul jeu à la fois, par contre. Si leur produit est moyen, faudra payer quand même. Le nom ? Quoi, le nom ? Bien sûr que tu peux choisir le nom. Tu ne vas demander à des Bulgares de te trouver un nom ! Sinon c’est Jean Valjean, Claude Dupont ou Hristo Botev assuré. Mais pas de blague, hein ? Pas de jeu de mots, pas d’évocation, pas de contrepèterie… Un nom qu’on a déjà oublié.
Ce texte fait suite au #24 Pigeons d'avenir
Toujours aussi fort ce que tu écris Emmanuelle, on est emporté par ton récit. Merci