Il n’est pas dans son assiette ce matin, moins aimable, taciturne, triste. Certain.e.s disent « Il fait la gueule Saïd ou quoi ? » d’autres « Non c’est sa maladie qui le préoccupe, il a fait des analyses lundi, il attend les résultats » « Mais non, c’est juste qu’hier à Vincennes, il a parié sur un cheval qui n’est jamais arrivé, 600€ sur « Bambi le tocard » c’est pas rien et patati et patata… Enfin, il m’apporte nonchalamment un café allongé et un verre d’eau, sans un mot, sans un sourire, même pas une blague. Après avoir servi les derniers clients arrivés, il s’affale sur une chaise, dans le coin de la terrasse à l’ombre et il regarde doit devant lui, dans le le vide, dans le vague. A la radio on entend: « Aujourd’hui le quartier populaire de l’est parisien se souvient, c’était il y a 10 ans, dimanche 27 mai 2012, dix-sept personnes ont été blessées, dont cinq très grièvement, dans l’incendie d’un immeuble survenu en plein cœur de Belleville, une personne au moins s’est défenestrée» Ah c’est donc ça, je me retourne effarée vers Saïd, il ne semble pas réagir à cette nouvelle (qui comme moi, ne le concerne sans doute pas personnellement) il est toujours dans la même position enfermé dans sa bulle, le regard perdu au loin. Je le surprends à siffler quelques notes de musique, je reconnais l’air célèbre de Michel Fugain et je m’aventure à lui fredonner les paroles : « C’est un beau roman, c’est une belle histoire, C’est une romance d’aujourd’hui, il rentrait chez lui, là-haut vers le brouillard, elle descendait dans le Midi, le Midi, ils se sont trouvés au bord du chemin… Il me sourit, une larme brille dans ses yeux, il me dit «tu as déjà croisé un regard qui t’as renversée ? Bouleversée ? scotchée à tout jamais? Changé ta vie, quoi ? Et Soudain Tilt, je tourne les yeux dans la direction de son regard perdu et ce n’est pas le vide que je découvre, c’est le passage piéton. Le passage piéton qui fut il y a un an le théâtre d’une rencontre fortuite et puissante et dont nous fûmes tous les deux, les témoins émus et privilégiés. Je me souviens qu’alors il m’avait racontée qu’en décembre 2012, en vacances à Alger il avait lui aussi vécu un coup de foudre de la sorte avec celle qu’il appelait « mon éphémère-mon éternelle » en effet le lendemain de cette rencontre, le mercredi 19 décembre 2012, fuyant à toutes jambes l’incendie qui ravageait la Grande Poste d’Alger elle s’est faite renverser par un camion, elle est morte sur le coup.
Texte très touchant.
Le chagrin muet de Saïd descellé par une chanson. C’est une bonne idée !
Merci Cécile pour cette lecture !
C’est fou ce qu’on a envie de chanter dans cet Atelier ! On triche ?
(Baccara ou À Trianon, le Saïd ?) (en tout cas je me souviens du (big) bazar dans la cour Lesage, ce jour-là – pour la poste non – mais les incendies…)
Merci pour ce texte si vivant dans le drame même et ce personnage, très touchant.
Donne envie de connaître Saïd et d’en savoir plus sur lui. Texte émouvant. Merci