La pluie rend la ville désertée. Une tristesse traîne sa musique derrière la fenêtre. La porte ne tintera pas aujourd’hui, c’est dimanche. Pas de repos pour le cordonnier qui s’ennuie. Assis sur son tabouret, il gratte une semelle pour en lisser le cuir. Un peu d’eau et un bout de verre, les gestes ancestraux ancrés dans les mains, il peut penser à tout autre chose qu’à son art. Un œil sur la grisaille, il trace la ruelle qui s’enfonce dans l’obscurité du jour, de l’autre côté de la route. Un sursaut bulle à la surface de son cœur en imaginant le drame qui se joue en haut des marches.
Pas de client aujourd’hui, c’est dimanche. Les fidèles oublient le petit homme sale le temps d’un repas de famille. Il est seul, depuis que la mère a rendu l’âme. Il soupire. Il tourne la clé toujours aux mêmes heures, une fois le matin, une fois le soir. Il parle peu ; il écoute, il étiquette, il saisit les chaussures par le col, les retourne, observe l’usure, passe un doigt expert, choisit déjà le cuir qui réparera, évalue les centimes que le travail sans failles lui rapportera. Personne ne conteste ni son labeur ni son prix. Il est honnête homme. Il aime à dire qu’on ne triche qu’une fois. C’est son unique dicton, une conduite qui lui vaut un frêle respect.
Pas de commerce aujourd’hui, c’est dimanche. Rien ne laisse entrevoir la fébrilité qui a saisi ses entrailles. En haut de la ruelle ponctuée par des marches de bois et de terre, un père a été quitté ; ses cinq enfants le regardent pleurer en silence. En bas de la ruelle, de ce côté-ci de la rue, un cordonnier ne comprend pas la joie qui se mêle à la pitié dans son ventre. L’homme qui croule sous la douleur est son ami de longue date. La nouvelle a couru dans la cité en quelques heures : elle est partie sans bagage, avec l’amant qui passait ses soirées en compagnie du couple. Le mari fermait les yeux sur les sourires échangés. En bas de la ruelle, un être d’humilité, que rien ne pousse à l’envergure, soumis à la misère sans amertume, a des envies d’explosion. L’espoir dévale ses veines et bouleverse sa gorge. Les images vrillent dans sa tête ; il n’a pas les mots pour conter ses désirs. En rêve, il prend le sanglotant dans ses bras, le serre un peu fort et longtemps pour diffuser la tendresse qui suinte de sa peau. L’autre se laisse bercer contre une poitrine plate, la tête abandonnée et les larmes sèchent. Les doigts s’entremêlent. Le rêve s’effrite là, quand la semelle se rappelle au cordonnier. Il a trop gratté. Il secoue la tête. Cet amour sourd ne saillira jamais, même s’il déborde, même s’il déferle, même torrent, même raz-de-marée.
On ne triche qu’une fois mais toute sa vie.