Ça s’est passé pas loin. Il y a eu un article dans le journal. Ça a laissé des traces, traces bien réelles dans la matière du monde et dans la géographie de la mémoire, ça a planté ses griffes, rayé la carrosserie, empreint la pierre du parapet. Le souffle s’accélère à les observer, comme un suspens vertige mal au cœur — le genre de sentiment qu’on ressent à surprendre un bouquet de fleurs en plastique attaché à une rambarde de route. Parfois il y a une photo avec les fleurs. La pluie les affecte, les estompe, mais pas tant que ça. Du neuf finit un jour par les recouvrir mais on peut gratter pour les retrouver, enquêter, les événements de toute façon consignés dans les tablettes de l’internet et la vibration sourde de l’émotion toujours au rendez-vous.
Il est sorti pour aller déplacer sa voiture. Il a mal avisé la situation. Épisode de pluies diluviennes, alerte sur tous les fronts. 17 septembre 2014. La vague aux alentours de 17h32 — personne n’a dû noter l’heure exacte — l’a emporté. Il avait un nom, une famille. Il habitait dans la rue principale. Il n’y a pas de trace de sa disparition à lui et tout a été reconstruit de cet endroit cruellement détruit. Sur la façade de la mairie vient d’être installée une plaque pour indiquer le niveau atteint par l’eau. La pensée du corps de Fernand retrouvé au confluent de la Vis et de l’Hérault étreint n’importe lequel d’entre nous qui a vécu cet épisode quand le regard s’y pose.
En remontant le cours d’une des rivières, on avise une carcasse de voiture dans un endroit improbable. Comment le conducteur aurait-il fait son compte pour se planter là ? il n’y a même pas de route. Peinture bleue délavée, ailes et toit défoncés, absorbée par la végétation. À chaque fois je m’interroge. Je vais aller faire des photos, interroger les frères de la Placette, m’enquérir de l’histoire.
On y passe à chaque fois qu’on va faire les courses, c’est sur la route, au débouché de la sortie de virages dangereux — pas besoin de faire un détour. C’est là, cette petite portion plus droite avec un renfoncement d’une vingtaine de mètres dégagé contre le rocher qui servait de parking bondé en été. Il faut dire que l’endroit est idyllique, forêt et falaise mêlées jusqu’à l’eau verte et longue cascade rompant le cours de la rivière sauvage. La trace c’est le bloc, le roc demeuré sur place, celui qui a tué le type installé à côté de son camping-car ce soir d’août 2018. Juste à côté il y a des débris mais rien ne permet de les attribuer à l’écrasement du véhicule. Quant aux taches organiques, elles se sont dissoutes depuis longtemps à cause des petits torrents qui dévalent à chaque épisode de pluie. Le parking est désormais inaccessible, décret du préfet. Nombreux panneaux d’interdiction de se garer, de se baigner, de se promener, et barrière renforcée tout du long empêchant l’arrêt.
Ça s’est passé pas bien loin, et même tout près d’ici. Éraflures sur un bâtiment, bris de verre dans un passage étroit, confettis au caniveau, papiers canettes abandonnés, tache d’huile, tache rouge sombre, tache qu’on voit plus ou moins, ça dépend de l’angle d’approche et de l’heure au soleil, trace de balles, stigmates d’événements minuscules ou tragiques dont le hasard se charge d’organiser l’ordre. Ça s’est passé comme ça, ça claque, pas de retour en arrière.
De texte en texte quelque chose de fort prend forme dans le périmètre proche que tu explores. Routes dangereuses, lieux sans connection, isolement… J’extrapole peut-être ! En tout cas j’aime retrouver ton territoire !
oui c’est ça, je me focalise sur ce lieu habité proche de moi, petit à petit accumule de la matière qui pourra sans doute être utilisable dans un projet précis
on verra…
merci à toi, Xavier (m’en vais te lire…)
on pourrait croire que, petit à petit, tout ça va s’effacer – mais non. C’est là,et même si l’eau, le temps, tout ça glisse et s’efforce de gommer,ça s’est passé, c’est là – c’est bien là – c’est encore là. Trop bien (ce n’est pas dans l’oubli que ça se démantèlera)
oubli souvent impossible n’est ce pas ?
on frotte on frotte, mais ça reste
merci Piero
Merci Françoise pour ces textes forts et claquants !
Des traces dans les paysages…
Comme le dit Xavier, tout commence à prendre forme, strate après strate, gagne consistance et solidité. Beaucoup aimé toutes tes traces. L’image des griffes, qui écorchent mais qui permettent aussi de retrouver est très, très forte !
faudrait aller plus loin, je sais, étoffer, rassembler encore… mais les choses s’érigent lentement… pour durer !
merci pour tes précieux encouragements, Helena
Merci pour cette mémoire qui reste, ces traces qui nous interrogent, on devine le drame, juste là.
mémoire et drame, tu dis les mots, tu les retiens
liés à jamais sans doute
(contente de ton écho)
On scrute tes mots comme on scruterait les moindres détails de ce lieu tragique. On y décèle les griffures résiduelles de l’âme, les stigmates d’un événement tragique. C’est subtil et précieux.
très touchée par ta lecture, JLuc
j’aurais aimé aller plus loin encore sur la notion de trace, j’ai eu le sentiment de trop rester en surface…
merci, ces échanges ces temps-ci sont de vrais soutiens
Le lendemain tout est toujours là et on imagine que ce sera encore là longtemps que les habitants auront du mal à tourner la page à oublier c’est comme si le temps s’était figé
Pourtant la vie continue on ne peut l’arrêter
le flux irrésistible vers l’aval
moi qui vis au bord d’une rivière, il me semble percevoir la direction inéluctable des choses
(merci Patrick pour ton passage par ici)
« stigmates d’événements minuscules ou tragiques dont le hasard se charge d’organiser l’ordre. » Merci Françoise pour ces traces (de ton territoire) qui s’étendent bien au delà
je me suis fixée quelque part pour cet atelier comme une bernique sur son promontoire rocheux… je ne voulais pas partir dans tous les sens, mais ça me complique la vie !
encore plus de « contraintes »
merci pour ta note qui contient beaucoup
Ces descriptions sont très graphiques. On plonge dans la paysage en oubliant presque les drames.
merci pour cette remarque qui vient confirmer mon intention : d’aller vers la trace
mais à nourrir encore
merci à vous