Rue Julien Lacroix, Paris 20ème
Un peu en retrait de la place, devant les marches de l’Église Notre-Dame-de-la-Croix de Ménilmontant, entre la rue Julien Lacroix et la rue du Liban. Sur la façade aveugle d’un immeuble au mur très largement lézardé, agrémenté d’un jardinet improvisé dans lequel peinent à pousser quelques plantes faméliques, dont le rebord invite certains passants à s’arrêter pour s’asseoir un instant. La peinture d’une figure dont les yeux sortent des orbites comme deux ballon tenus chacun par des personnages jaillissant joyeusement des yeux, pour tenter de porter le regard ailleurs, plus loin. Sans doute une invitation à poursuivre son chemin jusqu’à la place Maurice Chevalier. Un lieu fatigué. Une blessure qui ne veut pas cicatriser. Le lieu a évolué au fil du temps mais il ne sait pas où il va, il emprunte plusieurs directions, hésite. Sa progression n’est pas claire, ni pour l’habitant, ni pour le passant. Il reste en travaux pendant des années, sans qu’on sache à quoi il peut servir, ce qu’il va devenir. Contre la façade aveugle, il y a de la place. La mémoire fantôme du précédent immeuble qui avançait à l’angle, détruit depuis longtemps, les rues en préservent le souvenir dans leur tracé. La peur du vide, remplir à tout prix. Des arbres ? Des bancs ? On construit un jardinet en léger surplomb avec des assises en marbre sur le devant. On pense bien faire. Mais le jardin ne plaît pas. Les peupliers sont trop grands pour un espace si réduit. On coupe certaines branches trop envahissantes. L’hiver dure longtemps. Les arbres meurent sans être remplacés. L’erreur est là, ne jamais laisser un espace sans vie en ville, sans but. Des SDF utilisent des palissades municipales pour se cacher derrière. Une tente est installée, on y dort dans l’inconfort et le froid, le tronc d’un des arbres la maintient debout. Le graffiti du hamac sur le mur entre étrangement en écho avec cette couche improvisée. Les mots Nike la police font pencher la balance de manière illusoire. Comme un signe, un tag a ensuite été peint sur le mur, en lettres bariolées façon pop, il est resté longtemps celui-là, c’était écrit : Futur. On improvise un autre jardin, avec des arbustes en pots. L’espace est grillagé pour en préserver l’accès, éviter que le mur soit à nouveau tagué, sali, détérioré. Le jardin ne prend pas. Qui s’en occupe, qui en a la charge ? Le chantier se prolonge, les grillages subsistent longtemps. Pendant plus d’un an, l’accès est proscrit, l’assise aussi. Interdit aux piétons, c’est écrit en lettres blanches sur fond rouge. Les affiches envahissent les palissades vertes et grises. Les plantes sans soin meurent. On finit par supprimer totalement cette emprise au sol, cette avancée. Nouveaux pavés avec délimitation sur le trottoir, un arrondi qui ne dépasse pas le lampadaire. Le mur est de nouveau accessible, sans limite, sans barrière. Au niveau du café qui fait l’angle, on perce une ouverture. Quatre bacs à fleurs en bois sont installés le long du mur, on y fait pousser des plantes basses. On appelle ça végétalisation. L’été le lieu se transforme en terrasse. Il aura fallu plus de dix ans pour assurer sa mue à cet endroit. Le souvenir de la tête aux yeux exorbités est si loin. Qui s’en souvient encore ? Ce quartier est un peu moins insomniaque qu’avant. Sur la devanture du café, à la fin du chantier, ce panneau : demain c’est loin. Aujourd’hui, on peut lire sur l’ardoise derrière la vitre ce message adressé aux consommateurs éméchés : Merci de refaire le monde en silence. Il n’en sera que plus beau. C’est un point de vue. Tu recouvres parfois les murs sur lesquels d’autres artistes sont intervenus. Tout le monde fait cela. La rue est à tous. Il y a parfois des artistes dont on respecte le travail et sur lequel on ne peut pas se permettre de peindre.
Passage Saint-Sébastien, Paris 11ème
Ce lieu est en cours de transformation. Un immeuble a été démoli quelques semaines plus tôt, laissant ouvert un large espace vacant, à construire (la peur du vide), empli de gravats qu’il faut encore enlever et l’un des murs d’enceinte qui donne sur la rue à sens unique. Le mur est maintenu en l’état, vieux étais en bois pour le soutenir, ciments qui s’effritent, larges fissures, pierres à nues recouvertes de ciment, de peinture pour cacher, dissimuler le désastre à venir, pour préserver l’espace à construire fermé, empêcher les intrusions de toutes sortes sans avoir besoin de monter une clôture métallique et laisser le chantier apparent. La ville dissimule ses chantiers, les terrains vagues nous fascinent, mais il ne faut surtout pas les laisser visibles, ne pas attirer la population dans ces lieux où vivre en marge. Ce mur instable va finir par être démoli. L’image qu’il accueille en attendant, combien de temps est-elle restée visible avant qu’on la détruise ? Elle nous révèle sa fragilité, sa présence éphémère. Elle marque les esprits de ceux qui la voient, la prennent en photo, l’enregistrent dans leur esprit à cet endroit précis, mais lorsqu’ils reviendront sur place, l’image aura disparue avec le mur, un immeuble aura été construit à cet endroit, on aura sans doute du mal à retrouver la situation initiale, la structure de l’immeuble ayant transformé radicalement l’espace d’avant, mais dès qu’on sera persuadé d’être déjà passé et qu’on l’aura identifié comme le lieu où cette peinture des deux voisins avaient été créées, on ne pourra plus jamais passer là sans y penser, à chaque fois.
Rue d’Aubervilliers, Paris 19ème
Un bâtiment détruit, rue d’Aubervilliers dans le 19ème, tout près du croisement qu’elle forme avec la rue du Maroc, creuse un vide, le terrain fermé par des grillages verts. L’herbe sauvage poussait dans cette zone désertée. Les fenêtres du premier étage de l’immeuble voisin avait été murées, les commerces au rez-de-chaussée fermés depuis longtemps. Un lotissement a été construit sur ces deux espaces, le terrain vague évacué, l’immeuble finalement détruit fin 2013. Ce qui m’attire dans le chantier, c’est la transition, ce qui y a entre deux moments dont nous ne gardons mémoire que l’issue, le résultat, point final, jamais le passage, ce qu’il y a eu entre. Je me souviens de ce jeu d’enfant, toute l’attention qu’on y mettait pour réussir, commencer à peler un fruit, une pomme ou une orange, dans un mouvement uniforme, en essayant de fabriquer une fine peau d’un seul tenant, créant une longue ellipse tournant sur elle-même dont la perfection éphémère nous ravissait. Le chantier est ce moment privilégié de ce qui est entre, trou béant à même le sol, ouverture de la ville en son creux. Chacun se souvient du trou des Halles. Mémoire photographique pour en attester, garder trace de l’exceptionnel chantier en plein cœur de Paris. Mais combien d’autres chantiers auxquels nous ne prêtons plus attention, chantiers devenus invisibles ou que l’on cache souvent, indécence des entrailles même quand il s’agit de celles de la ville, dans son quartier, devant lequel nous passons tous les jours dans l’indifférence feinte des intermédiaires, des transformations urbaines, des basses œuvres, que nous devinons à peine derrière les palissades recouvertes d’affiches (politiques ou publicitaires, selon la période), dressées pour nous en empêcher l’accès ? Le chantier évoque la création en train de se faire. Comme si l’on pouvait arrêter le temps et voir ce geste gracieux, insensé, que nous ne parvenons pas à répéter, impossible à reproduire, inédit, mais là, avoir le temps de le suivre au ralenti – prendre ce temps. On compare souvent deux endroits en deux temps éloignés, manière de se confronter au temps qui passe, en voir l’évolution, les moindres changements. Mais nous nous intéressons rarement à ce qui est en train de se dérouler, le moment présent, l’actuel, et ne tentons pas de le voir prendre forme, évoluer. C’est mon regard qui change soudain. J’ouvre enfin les yeux.
Les chantiers font des traces dans la ville, qui finissent par s’effacer.…
Merci pour ce beau récit urbain !
Merci Philippe, j’ai hâte de poursuivre le travail amorcé ici, qui reprend en fait un vieux projet en cours d’écriture, et de le poursuivre avec le prochain atelier de François qui doit normalement le prolonger.