Rue François Bonvin, 2ème étage gauche. Le salon donne sur la rue. En face, la Poste, son centre de tri.
Deux hommes en noir remontent la rue, chacun sur un trottoir. La soufflerie d’en face étouffe le son de leurs pas. Ils avancent vite et au même rythme, on croirait voir une ombre et son reflet. Sans jamais s’arrêter, ils tirent sur les portières des voitures qu’ils rencontrent. La pêche n’est pas bonne. Ils disparaissent dans l’éclat d’un réverbère.
Ils sont tellement nombreux qu’on ne sait plus qui a mis le feu à quoi. Là-haut on ferme les fenêtres parce qu’on fête un anniversaire et que le nuage noir prend de l’ampleur. On ferme les fenêtres là-haut parce qu’on n’a jamais vu la rue couverte de verre et de cendre, jamais vu de poubelle enfoncée dans le pare-brise d’une Porche en feu. Les uns et les autres dehors s’arrêtent pour prendre des photos, le symbole est facile mais on n’attendait que ça depuis ce matin, quelque chose, une image qui hurle plus fort que nous.
Le taxi ne viendra pas à cause de la neige mais ils s’en foutent pas mal. Ils devraient mais ils ne sont pas pressés. Elle ferme un peu plus le haut de son manteau, il lui prend le bras pour ne pas glisser sur le verglas, ce serait bête, ils se disent, de passer par les urgences avant la salle de naissance.
Le dormeur de la voute crie à la nuit tombée. On ne le voit jamais, il a mis son matelas entre deux arceaux du parking à vélo dans le fond mais depuis quelques jours on entend d’autres voix. Le dormeur est furieux de les voir revenir chaque soir mais il faut bien qu’ils aillent quelque part, c’est ce qu’ils disent tout bas, dehors il n’y a plus qu’eux et les livreurs à vélos.
Ils sont sortis ensemble de l’immeuble mais il lui reproche d’être partie sans lui. Il pensait pouvoir faire semblant mais ça n’est pas possible. Ça lui coupe les jambes à elle alors elle se pose sur le rebord d’une fenêtre sans finir la rue. C’est un peu incongru de s’arrêter là pour tout se dire, celui qui habite ici a l’habitude. Au signal, il pose une chaise derrière ses volets et prête l’oreille comme le curé derrière sa grille.
Les fenêtres ne ferment plus à cause de la vigne qui rampe sur la façade. La ville lui appartient, elle recouvre tout, la route et les quelques carcasses de voitures qu’ils ont laissées. Les chats ne descendent plus des toits depuis longtemps. À l’aube dans le ciel, on confond la lune gibbeuse et le drôle d’endroit où ils sont partis.
NB : les dates et heures de ces événements se sont décrochées du texte durant le transport. Rien n’empêche le lecteur d’y mettre de l’ordre :
- 25 juillet 2022 à 02:15
- 8 février 2019 à 15:30
- 13 juin 2086 à 6:00
- 20 mars 2020 à 21:20
- 4 octobre 2017 à 23:30
- 6 février 2018 à 9:10
Ça fonctionne très bien, ces petits éclats de vie (comme une jolie synthèse de la proposition sur les portraits arrachés à la ville, et de celle-ci). Ça fonctionne parce qu’on arrive en même temps et le narrateur, et grâce à ces pronoms qui ne qualifient, ne décrivent rien et laisse place grande au lecteur; Mais ce qui fonctionne encore mieux, c’est qu’au milieu de ces scènes vues de l’extérieur (ou plutôt l’intérieur), le narrateur se permet des incursions dans la tête des personnages dont il ne connait à priori rien.
J’aime particulièrement la seconde, pour ce « nous », qui arrive comme une petite explosion lui aussi, à la fin.