Tu serais le filleul du kiosquier de la place Slavija. Tu serais né en 1965. Tu t’appellerais Goran. À l’école tu ferais la fierté de ta famille et chez les Pionniers la fierté de ton pays. Tu serais toujours au premier rang avec ta belle chemisette blanche et ton foulard rouge. Premier en récitation, premier en maths. En sport tu te défendrais mais ce ne serait pas là que tu excellerais. Pour tes dix ans ton parrain t’offrirait une caméra Super-8. Toute la famille se serait cotisée parce qu’une caméra comme celle-là coûte cher. Ce serait une Zenit Quartz de fabrication soviétique. Ta marraine qui voyageait souvent pour le travail l’aurait rapportée de Varsovie. Le jour de ton anniversaire tu aurais rougi de bonheur en la découvrant et la première chose que tu aurais faite la voici : t’installer sur un pliant à quelques mètres du kiosque, insérer des piles et une cartouche dans le ventre de la caméra, faire le point sur le kiosque et commencer à filmer. Sous le soleil ou sous la neige, de jour comme de nuit, tu ne cesseras plus de filmer ce kiosque de la place Slavija. Plus tard tu iras au lycée puis à l’université mais chaque jour tu reviendras filmer le kiosque et ses clients, ton parrain dans ses bons jours comme dans ses mauvais. Les années passeront. Les journaux changeront de gros titres, les vedettes vieilliront et toi tu resteras sur ton pliant à saisir en plan fixe le cours du temps. Tu auras 15 ans quand mourra le maréchal Tito. Tu en auras 18 ou 19 quand apparaîtra le nom de Slobodan Milošević. L’œil attentif jugera le passage du temps au changement des titres en vente, à l’arrivée de produits occidentaux sur les étagères, à l’ajout d’un frigo plein de sodas colorés. Au milieu des années 80 tu auras ton diplôme d’ingénieur agronome et il ne te servira à rien car le désordre qui se répand dans le pays mettra à l’arrêt toute planification efficace. Tu passeras plus de temps à filmer le kiosque. Dans ces années-là apparaîtront des figures anciennes, des silhouettes de gravures : des popes à longues barbes. Un puis deux puis trois, tuniques noires et croix de bois au cou. Les journaux feront leurs gros titres sur des histoires de charniers de 1943, sur des luttes d’alphabets. Des têtes inconnues des livres d’histoire auront leur biographie en vente entre les chewing-gums et les croissants sous cellophane. En 1990 l’ordre établi s’effondrera mais tu resteras sur ton pliant à filmer le kiosque et ton parrain qui, lentement, dépérit. En 1992 tu connaîtras la faim, les billets gras qui perdent toute valeur entre le soir et le matin, tu seras ingénieur agronome désœuvré, et les cartouches Super 8 soviétiques viendront, comme tout, à manquer. Le 18 septembre 1993 ton parrain prendra sa retraite. Ce jour-là tu épuiseras tes dernières pellicules. À les regarder aujourd’hui, assis à tes côtés, alors que le pays-n’est-plus et que le temps a décapé tes images je songe que quelque chose, malgré tout, a survécu et que tes plans fixes et muets ont la grâce et la juste apparence du souvenir.
Belle tranche d’histoire, Xavier, empreinte d’une douce nostalgie.
Merci !
Super ce travelling dans le temps des plans fixes en super 8 soviétiques. Subtile narration. Merci Xavier
J’ai guetté où tu basculais du conditionnel au futur, j’ai relu, j’ai aimé ce passage des années, et j’ai regardé avec toi et lui les images
magnifique comme tu nous emmènes avec toi…
merci Xavier pour ce long travelling