Nos saisons avaient des noms. Il y avait le Bœuf Suant, les Tortues Sèches, la Saison des prédictions… tant d’autres encore. Leur durée et leur fréquence étaient aléatoires. Certaines revenaient régulièrement, d’autres disparaissaient comme des étoiles filantes. Parfois au bout de quelques jours, la saison en cours était interrompue et on passait à la suivante. Qui décidait ? Les Autorités, sans doute, mais on ne savait plus trop qui elles étaient. Il y avait des jours et des nuits, souvent imprécises. Le Bureau des Modifications se chargeait d’accorder la météo au nom des saisons, mais il ne contrôlait pas tout, loin de là. Nos souvenirs se sont brouillés. Il nous reste les images des caméras de surveillance. Je regarde parfois celles de l’esplanade Bái-Hǔ en face du bas-relief de l’Infinie Clémence.
Le soleil a glissé derrière les gratte-ciels. Devant le bas-relief de l’Infinie Clémence, un groupe de touristes, six personnes, écoute une guide qui leur montre le grand tigre blanc, apparaissant en filigrane derrière les corps et les visages de métal surgissant du mur. Un homme âgé, cheveux blanc vif, passe sur l’esplanade, l’air agacé, il remue ses doigts très rapidement comme s’il exécutait un morceau de piano. Il croise deux femmes d’une trentaine d’années tenant par la main trois petits enfants dont l’un marche depuis peu. Un homme grand et maigre, casquette vissée sur la tête, accompagné d’une jeune femme brune au visage lumineux et d’un garçon de six ans environ traverse l’esplanade vers la gauche, en direction du port. Des trombes d’eau projetées par des rafales de vent cinglent les visages et les corps de métal des étudiants et du Grand Homme sculptés sur le bas-relief de l’Infinie Clémence. Un homme, la tête engoncée sous son imperméable, court vers l’autre bout de l’esplanade. Une jeune femme ouvre la couverture qui l’enveloppait et tend les bras vers la pluie. En deux secondes elle est entièrement trempée, ses vêtements collent son corps, ses cheveux sont plaqués contre ses joues, contre son dos. Elle danse sous la pluie. Des bâches claires sanglées par des filins orange protègent un gros tas de matériaux de construction entreposés au bout de l’esplanade. Trois hommes vêtus de salopettes orange, portant à la main un casque de chantier passent devant le bas-relief. L’un d’eux dit quelque chose en désignant les visages de métal. Une jeune femme très belle, vêtue d’un uniforme beige et noir, marche d’un pas décidé jusqu’au grand Pavillon à une dizaine de mètres du bas-relief. De la main, elle protège ses yeux du soleil. Des mouettes atterrissent sur l’esplanade. Minuit une. L’éclairage indirect sur le bas-relief de l’Infinie Clémence vient de s’éteindre. Deux jeunes gens et une jeune fille s’assoient sur les longues marches devant le bas-relief. Ils boivent des bières. La pleine lune éclaire l’esplanade. Deux gros rats se disputent un morceau de nourriture indistinct avant de filer vers le port. Les visages et les corps de métal luisent sous le soleil. Un garçon d’une dizaine d’années s’est assis sur les marches, toute son attention concentrée sur l’écran de son téléphone portable. Une grande femme aux cheveux roux clairs, vêtue d’un tailleur écru, un sac élégant au creux du coude, s’arrête un instant devant le bas-relief. Elle rejette en arrière ses cheveux que le vent secoue. Une quinzaine de personnes en grande tenue se dirige vers le Pavillon flambant neuf autour duquel une petite foule est massée. Une estrade tapissée de rouge a été dressée. Un homme en costume-cravate monte à la tribune et commence un discours. Tu passes devant le mémorial. Ton visage porte les stigmates des nuits sans sommeil, de la traque incessante. Deux gaillards longent le mémorial de l’Infinie Clémence en emmenant un homme âgé qu’ils maintiennent par le coude. Des détritus de toutes sortes, canettes, serviettes en papier, peaux et noyaux de mangue, cageots vides, sont projetés sur les marches par des rafales puissantes. Nuit presque noire. Une silhouette maintient un pochoir carré d’une cinquantaine de centimètres de côté au pied du mémorial. Une deuxième silhouette pulvérise de la peinture sur le pochoir au moyen d’une bombe. Un homme d’une soixantaine d’années, entouré d’une dizaine d’étudiants, traverse l’esplanade en jetant un regard et quelques mots agacés en direction du mémorial. Le long de son corps sa main droite s’agite comme s’il plaquait les accords d’une toccata. Des ouvriers clouent les planches dressées qui formeront la rotonde du Pavillon. Cinq marins remontent du port en titubant, ils vont s’asseoir sur les marches devant le mémorial. Sous un soleil de plomb, quatre hommes en costume montent rapidement les marches du mémorial. L’un d’eux montrent aux trois autres l’impressionnante stature du Grand Homme en bronze et son geste pacificateur en direction d’une multitude de corps et de visages d’étudiants tendus vers lui. Il montre aussi le filigrane du tigre blanc que la lumière verticale de midi tend à estomper. Un homme de type occidental venant vraisemblablement du port s’arrête un instant devant le mémorial. Il lit quelques lignes du petit livre qu’il tient dans sa main. Des femmes et des hommes chargés de cabas ou tirant des chariots de course rentrent du marché. Tu t’assieds un instant sur les marches devant le mémorial. Tu ne peux t’empêcher de sourire. Comme un enfant. Un homme sans âge en tenue de bonze s’assied en position du lotus sur les marches. Malgré son expression neutre et son corps immobile, il donne la sensation de tourner délibérément le dos au bas-relief de l’Infinie Clémence. Des ouvriers masqués portent de longues planches vers la gauche de l’esplanade. Deux par deux, en uniforme, short pour les garçons et jupe pour les filles, une classe de jeunes enfants contemplent le bas-relief tandis que leur professeur explique les événements en désignant tour à tour les visages des étudiants, l’immense sculpture du grand Homme et le filigrane du Tigre Blanc. Tu passes avec elle devant l’esplanade. Vous ne vous tenez pas la main, bien sûr, mais à un moment vos corps se rapprochent incidemment, léger déséquilibre sur les marches, elle passe son bras dans ton dos. On distingue quelques traces de sueur sur ta chemise blanche.
texte qui emporte dans une ville qui semble si réelle grâce à ce TU. Hallucinant et effrayant à la fois. merci
Merci Danielle pour votre retour qui me fait bien plaisir car cette ville est au cœur de mon chantier actuel. Je suis très heureuse qu’elle vous semble réelle.
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