Étudiant, je venais très souvent travailler à la bibliothèque publique d’information, j’aimais fureter entre les rayonnages de littérature, de poésie, d’art, de cinéma et de photographie, j’emportais avec moi une pile d’ouvrages, une bonne dizaine à chaque fois, risquant à tout moment de les faire tomber, en quête d’une place assise et d’une table disponible. Je n’aimais pas trop à l’époque la proximité des autres et leur promiscuité, même si je voyais une place libre entre deux personnes, je privilégiais souvent un espace à l’écart, où je m’asseyais dans l’inconfort d’une assise au sol, sur la à même la moquette violette, mais sans personne pour me déranger, discussions enjouées entre étudiants ou ronflements sonores d’un vieillard assoupi devant sa pile de livres. Et je lisais mes livres, je les parcourais en fait, car si je restais plusieurs heures, je n’avais guère le temps de les lire entier. Jusqu’au jour où j’ai découvert Marelle de Julio Cortázar. Quand j’ai commencé à lire ce roman, je n’ai pas réussi à lire autre chose. J’étais piégé. Il fallait que je le finisse, mais dans cette bibliothèque on ne peut consulter les ouvrages que sur place. Comment faire ? Je ne pouvais pas passer mes journées à lire le livre à la bibliothèque. J’ai décidé de le voler. Mes jambes tremblaient en passant les portillons de la bibliothèque devant le regard soupçonneux des vigiles en costume noir à l’entrée. Je n’ai pas sonné en sortant. Personne n’a remarqué mon larcin, et je suis rentré chez moi, le cœur battant, ému, dévorant le livre dans le train qui me ramenait chez moi. J’ai relu plusieurs fois ce livre qui fait désormais partie de mes livres de chevet. J’aimais autant l’histoire que la manière de la raconter. Ce livre était tout pour moi. Et j’aimais cet exemplaire en particulier, avec sa couverture renforcée en carton recouvert de papier tissé protecteur de couleur vert de gris. Les pages souples au papier devenu pelucheux à force d’avoir été tournées, manipulées par tant de lecteurs avant moi. La typographie ancienne, dont la frappe avait creusé, gravré le papier, rendant la phrase plus lisible. Et même la cote du livre émanant de la bibliothèque dont j’avais gardé l’étiquette, me rappelait chaque jour mon forfait et je crois que j’aimais ça. Marelle, plus qu’un roman interactif, est avant tout un roman polyphonique. Ce que Cortázar a fait avec Marelle, c’est changer certains paramètres de cette relation, altérer la donne, transformer ce que l’on croyait évident, coulant de source, en une suite d’habitudes brisées. Et là, on doit s’interroger quant au changement réel, concret par rapport à l’expérience de lecture habituelle. S’agit-il seulement du plaisir d’être bousculé, ou est-ce un bouleversement incontrôlé de son rapport au roman ? Ce à quoi Cortázar, s’attaque à la fois dans la forme du récit et au langage même de la narration. Je parlais tellement de ce livre comme un livre essentiel, incontournable, que nombreux de mes amis cherchèrent à le lire. Je prenais le plus souvent les devants et le leur offrais, craignant trop qu’ils me demandent de leur prêter mon exemplaire auquel je tenais trop. Mais avec Simon, je n’ai pas pu prendre les devants, il m’a pris de court, un jour qu’il était chez moi, il s’est emparé du livre, avec sa décontraction et son élan habituels, l’a soupesé, et avec un grand sourire malin devinant très bien la gêne qu’il allait provoqué en moi, m’a demandé d’un air badin : tu pourrais me le prêter cet été ? Je pars en vacances dans le Sud, je n’ai pas de livre. J’ai cédé sans lutter. Mais cet été là, mon ami a rencontré une femme dont il me parlait depuis longtemps, qu’il fréquentait à distance, discutant au téléphone sans s’être rencontrés au préalable. Il a quitté ses études, il est resté vivre dans le Sud et s’est installé très rapidement en couple avec cette femme. Il n’arrêtait pas de me proposer de passer quelques jours dans leur appartement, mais je ne trouvais pas le temps. Je venais de commencer à travailler en tant qu’objecteur de conscience à la Bpi, et chaque jour, pendant mon heure de pause, après avoir passé quelques minutes devant une œuvre différente du musée du Centre Pompidou, je redescendais par la bibliothèque, mes bureaux se situaient à l’époque au rez-de-chaussée, dans ce qui s’appelait alors la salle d’actualité, nous y organisions des débats sur l’actualité et diffusions l’essentiel des sorties éditoriales dans une salle accessible à tous. Dans la bibliothèque, je passais voir le rayonnage de littérature sud américaine. Marelle n’avait pas été remplacée par les bibliothécaires. Je n’osais pas leur signaler de peur de me faire repérer et me dénoncer. Il manquait à l’appel au milieu de tous les autres titres de Borges, Bioy Casares, Ocampo, Sábato et consort. J’avais un peu honte et je tentais de me racheter en remplissant toutes les missions dont on me chargeait avec un zèle qui impressionna mes collègues. Quelques mois plus tard, aux vacances de Pâques, j’ai réussi à trouver un peu de temps pour accepter une nouvelle invitation de mon ami et de sa compagne dans leur ville du Sud. En y arrivant je découvrais que Cortázar y avait ses habitudes dans la grande librairie du centre, la librairie Fontaine, lui qui avait habité non loin, pendant une vingtaine d’années, dans le village de Saignon. Pendant plusieurs jours, Simon et nous nous rappelâmes ensemble le temps passé, notre jeunesse bohème, en passant du temps ensemble à visiter la région du Luberon que je ne connaissais pas. Nous échangions, nous buvions beaucoup, et nous marchions à travers ville et campagne, de longues heures durant, silencieusement À la fin du séjour seulement, j’ai fini pas oser lui demander si je pouvais récupérer le livre que je lui avais prêté avant son départ précipité. Il était désolé, suite à son déménagement, ses livres qu’il sortait peu à peu de ses cartons rangés dans le garage de leur maison, étaient dans un désordre dans lequel il peinait à le retrouver. Je repartis chez moi à Paris, déçu et troublé. Nous restâmes quelques temps sans vous voir, sans même communiquer. Quelque chose de cassé entre nous. Une distance s’était imposée maintenant que nous habitions loin l’un de l’autre. Je commençais à oublier le livre. Pour les besoins d’un travail, j’avais acheté une version odieuse du roman, en poche. La couverture était hideuse, les pages d’un blanc qui faisait mal aux yeux. L’éditeur avait voulu garder la même typographie, mais on avait l’impression que l’encre de cette édition avait bavé sur les lettres comme si tout le livre avait été imprimé en corps gras, ce qui rendait sa lecture déplaisante et difficile. Avec mon ami nous nous envoyions de loin en loin quelques signes de vie sous forme de messages sur nos répondeurs, de cartes postales pendant les vacances. Un beau jour il m’apprit qu’il avait quitté sa femme, qu’il allait divorcer pour vivre en Bretagne avec une femme qu’il avait rencontré lorsqu’ils étaient adolescents, lors d’une colonie de vacances, et dont il avait retrouvé la trace. Il voulait à tous prix me la présenter. Casanier, je retardais cet instant mais finis par céder. En arrivant dans leur maison de campagne, au cœur d’un petite ville de Bretagne, calme et bucolique, je remarquais tout de suite en entrant dans leur salle à manger, la pièce principale de leur longère, une grand bibliothèque qui couvrait tout un pan du mur, du sol au plafond. Alors qu’ils préparaient le repas dans la cuisine attenante au salon, j’inspectais les ouvrages qui remplissaient les rayonnages de leur bibliothèque. Une vieille habitude. Je reconnaissais facilement les livres de mon ami qui se mélangeaient à ceux de sa nouvelle compagne. Les influences différentes, les goûts de lecture parfois opposés. Soudain, j’ai retrouvé l’exemplaire de mon Marelle sur les étagères au-dessus de la cheminée. Je l’ai sorti, soupesé, consulté et j’ai lu rapidement quelques pages à la hâte, de peur d’être pris sur le vif, comme pris en faute. Quand mon ami est revenu de la cuisine pour me proposer à boire un verre, j’ai eu le temps de remettre l’ouvrage à sa place, j’enrage en disant cela, ce livre n’était pas à sa place dans cette bibliothèque. Je n’ai pas osé lui en reparler, car ce n’était plus la même maison, le temps avait passé. Avait-il retrouvé le livre chez lui et avait-il oublié de m’en parler. Me l’avait-il volé à l’époque, avait-il cherché à me le cacher ? Tous ces mystères m’empêchaient de lui en parler. Avant de partir de chez eux, je décidais de reprendre ce qui était à moi et qu’il avait oublié de me rendre. J’avais l’impression de lui voler, je retrouvais la même impression incompréhensible que celle que j’avais ressentie il y a plusieurs années de cela en volant le livre à la bibliothèque, car il n’était pas à sa place. Il fallait qu’il me rejoigne, qu’il n’appartienne qu’à moi seul. Cette édition là, celle de ma première lecture, de ma découverte, qui n’était qu’à moi, personnelle, intime, que je ne pouvais partager avec aucun autre, même pas avec mon meilleur ami. Nous n’avons jamais reparlé ensemble du livre. Quand il vient chez moi désormais, je cache l’ouvrage dans un coin secret de mon appartement, j’ai peur qu’il le trouve et s’étonne de sa présence, car je sais que mon ami est comme moi, à chaque fois que nous sommes invités chez quelqu’un nous ne pouvons nous empêcher de jeter un œil sur sa bibliothèque, c’est notre manière de connaître l’autre avant même un mot prononcé, le premier regard. À chaque fois que je relis ce livre la même émotion m’envahit, dès que j’ouvre cette édition, tant de souvenirs de lectures remontent à ma mémoire, je me souviens de ce passage du livre par exemple : « L’absurde c’est de trouver devant ta porte le matin la bouteille de lait et ça te laisse froid parce que tu en as déjà trouvé une hier et que tu en trouveras une demain. C’est ce croupissement, le c’est ainsi, la douteuse carence d’exceptions. Je ne sais pas, il faudrait essayer un autre chemin ». Je ferme le livre comme je l’ai ouvert avec cette idée en tête qui ne me quitte pas : Oui, il faudrait essayer un autre chemin.
« car je sais que mon ami est comme moi, à chaque fois que nous sommes invités chez quelqu’un nous ne pouvons nous empêcher de jeter un œil sur sa bibliothèque, c’est notre manière de connaître l’autre avant même un mot prononcé, le premier regard. »
Je me suis régalée en vous lisant. Un livre-larçin qui vous a poursuivi tout au long de votre amitié étudiante et au-delà. J’ai ressenti avec vous ce trouble intense du vol et du recel d’un objet qui compte vraiment. Un livre aimé est comme un talisman, il n’appartient qu’à celui qui est capable de le protéger des convoitises, si les bibliothèques ont ce rôle, elles le font de plus en plus mal, elles numérisent, elles jettent au pilon, alors qui à part une lectrice ou un lecteur vraiment passionnée peut sauver de l’oubli un exemplaire d’époque, lesquels se vendent à prix d’or sur les sites de livres anciens. J’approuve votre larçin, je désapprouve votre générosité envers cet ami négligent. Vous lui aviez prêté, pas donné ! Vous devriez exiger qu’il vous procure un deuxième exemplaire sur un site spécialisé et que vous le remettiez subrepticement sur l’étagère de la Bibliothèque d’origine. On peut bien faire des blagues à retardement ! Et aussi réclamer une fiche de lecture à votre ami, pour éviter d’avoir à le relire et à ne pas changer de chemin. Certaines histoires méritent une belle fin ! Merci pour votre aveu qui même s’il est fictif a la saveur du vécu et du ressenti.
Chère Marie-Thérèse, merci pour votre lecture passionnée. Il y a biens sûr beaucoup de fiction dans cette histoire, mais toutes fictions se tissent dans un vécu dont on se nourrit pour transmettre au récit cette dimension du vraisemblable. Ce qui est vrai, c’est que toute lecture est un cheminement qu’on fait seul, chaque lecture est un trajets différent, un nouveau livre en somme, qui n’a de sens que parce qu’on peut le partager avec d’autres. Mais certains exemplaires de livres ont une valeur supplémentaire qui dépasse l’histoire qu’il véhicule et ce sont cela qu’on veut garder pour soi seul.
Demain, je vole Marelle
Tu vois, ce que ça fait de lire ton texte 😉
Cher Philippe, Marelle, c’est un livre qu’il faut lire en effet, mais le vrai livre de chevet, écrit par Julio Cortázar, ce sont les éditions intégrales de ses nouvelles, parues chez Gallimard en 1993. Chaque matin, en lire une, c’est l’assurance d’une journée réussie !