Je peux ? Oui, allez-y. Là c’est pour jeter.
Le grand bac contient des livres et des magazines, pour l’essentiel déchirés et en mauvais état. Emmaüs ne récupère pas tout. Des livres indignes. Des livres dont les cicatrices faites par le temps sont trop profondes pour être soignées. Des livres qui n’en sont plus, ou partiellement, mais qui portent des traces de vies. De belles cicatrices.
Je l’ai pris parce que la photo murmurait une histoire forte. Noir et blanc, un homme en bleu (gris) de travail, tee-shirt blanc, casquette vissée sur la tête, de gros bras croisés sur son torse, un visage grassouillet, il regarde sur sa gauche avec un air de dire qu’on ne la lui fait pas, regard décidé. La page est déchirée de sorte qu’il lui reste plus qu’un oeil et la moitié d’un bras. Mais les amputations ne trahissent pas ce regard entier.
Je prends le livre par la page ouverte sur cette photo. C’est la première de mon cadavre de livre. La couverture a disparu tout comme les premières pages. Je le feuillette pour essayer de trouver des numéros en bas de page. Je trouve 83, vers la fin de l’ouvrage puisque le dos de couverture cartonné est encore en place. Devait pas être bien gros, le bouquin. Grand format, à peu près vingt-cinq centimètres sur trente ou trente-cinq. Beaucoup de photos en noir et blanc.
En face de ma moitié de gros bonhomme, un vendeur de saucisses pose devant son étal. Des milliers de saucisses sont suspendues et zébrées pas les pliures. Il paraît tout petit avec son tablier blanc. Montbéliard extra le kilo = 400 francs.
Je cherche le titre du bouquin. Rien dans les pages, ni en haut ni en bas, à part, de temps en temps, des numéros de pages. Sur le bas de l’avant-dernière page, je lis : « L’exposition Paris-Tendresse présentée à la FNAC en 1988 lors du mois de la photo à Paris, a remporté le Grand prix du public. »
En feuilletant, une autre page m’attrape. Trois clichés se superposent, trois photos de gamins regardant à travers le trou d’une balustrade. On ne voit que leur dos, ils portent des tabliers d’écoliers, des culottes courtes, des chaussettes claires. Sur la photo du haut, ils sont deux, trois au milieu et quatre en bas. Regarder de l’autre côté de la balustrade, la photo de toute une vie d’enfant.
Quelques pages sont consacrées à du texte. Difficile de trouver des phrases entières à cause des déchirures, des pliures et des souillures. Miracle page 36, elle est entière. Je lis : « Le dimanche après-midi de Pentecôte 1937, une jeune femme, Laetitia Toureaux, monte dans le wagon de première classe à la Porte de Charenton. Le métro s’ébranle. Elle est seule dans le wagon. On la retrouve à la station Porte dorée, toujours seule, morte, un couteau planté dans le cou. Un beau dimanche… » En dessous, une trace circulaire brunâtre trahit la présence d’une tasse à café.
Il n’y pas d’inscription sur le dos de couverture qui est tout noir. Sur la tranche, par contre, je lis Brassaï/Modiano Par. Les lettres après le r sont manquantes. Brassaï à la photo et Modiano à l’écriture. J’aurais pu tomber plus mal.
Un vieil homme en smoking avec une barbe blanche parle à deux danseuses en tutu, quatre gendarmes avec képi discutent sous une affiche représentant un chaton, une petite fille est assise seule dans une salle de classe avec une peluche posée devant elle, un enfant regarde son ballon de baudruche s’envoler.
J’ai pris ce qu’il restait du livre. Dans l’après-midi, je l’ai déposé sur un banc en plein coeur de la ville et je suis parti.
La libération d’un tel livre à moitié démantibulé sur un banc est un acte digne, ce que vous en racontez donne envie d’aller en chercher un exemplaire, sur les sites bouquinistes,il est rare et son prix varie… il n’est pas encore collector mais ça ne va pas tarder avec votre texte. Heureusement qu’ici on lit un peu entre nous pour l’instant…On peut se demander comment un tel livre a pu se retrouver dans cet état de délabrement, à moins que ce ne soit qu’une fiction ?
L’histoire d’un objet qui raconte lui-même des histoires… La mise en abyme est enivrante. Quant à mon texte, une pincée de fiction. Juste une pincée.
Une belle histoire, JLuc, une belle idée !
Merci pour ce bon temps de lecture.
Merci Fil.
les livres blessés méritent attention. Un texte tendre. Merci
C’est vrai. Et puis les livres blessés ont plus de choses à raconter.