J’ai rêvé sans doute que j’allais une fois par semaine, le mardi pendant deux heures, l’attendre dans un bar, près de l’hôpital. Saint Antoine. Il n’exerçait plus là depuis des années. Je ne suis pas certain non plus que c’est là précisément qu’il avait fait son internat. C’est comme l’histoire du clown qui cherche ses clés sous un réverbère alors qu’il les a perdues ailleurs. Mieux vaut chercher dans la lumière. J’ai longtemps cru que je venais l’attendre et puis je me suis résolu à accepter que je venais attendre. L’endroit s’y prêtait bien, rien ne s’y passait. Le voisinage de l’hôpital avait transformé ce bar en une grande salle d’attente où l’on pouvait espérer mieux que le café soluble du distributeur des urgences, mais on avait des scrupules à en profiter. J’ai vite appris à reconnaître celle qui attendait des résultats de celle qui venait de les avoir. D’ailleurs les résultats importent peu, ce qui compte c’est la lecture que le spécialiste en donne. On voit tout de suite quand la messe a été dite. Alcool fort en milieu d’après-midi en attendant le courage de se remettre debout. Je ménageai ce trou dans mon emploi du temps, le mardi. Pendant mes études, au prix de quelques absences, ensuite avec des mensonges. On pense que « je vois quelqu’un », analyste, maîtresse… Quelqu’un en tous cas, pas ma vieille mère. Quelquefois, il m’est arrivé d’aller au cinéma à la place. Et là, pas de « tiens voilà notre mardi ! » comme m’interpellais la serveuse du bar depuis qu’à la troisième visite consécutive, j’étais devenu un habitué. C’était un peu troublant, mais pas désagréable. Je suis incapable de dire quel film passait. Rue des écoles. Ni même la langue. Pendant ces deux heures, je ne faisais rien, pas plus au cinéma qu’au café. J’espérais croiser la Chenille et pourquoi pas ? On a vu des choses plus extraordinaires, comme tomber nez à nez sur un ami acrobate à l’hôtel Old Cataract, quand à l’étape d’une croisière sans le sou, on opte sur un coup de tête pour une heure de grande vie en prenant un café avec vue sur l’île éléphante. Ou distinguer dans les huit mille spectateurs d’Hérode Attikus ce collègue parti deux ans plus tôt remplir ses obligations militaires à la frontière turque. Le mardi, pendant deux heures j’espérais. En espagnol, c’est le mot pour attendre. Je n’emportais pas de travail, pas de carnet. Je commandais un café que je buvais toujours trop tard, je m’étais pris le pied dans le fil de mes pensées, Malice, Ça-Chat, la Chenille… une seconde et le café était froid. Pourtant, j’entendais les infirmières qui parlaient de la retraite et ça faisait un temps fou qu’elles auraient dû sortir pour boire un pot, on devrait faire ça plus souvent et le temps, le temps où plus rien ne se disait, signe que la fatigue leur avait fait son petit coup de Jarnac derrière la nuque. Et la femme à l’allure de petit oiseau, transfigurée de lumière radioactive, avait dit cette fois-là qu’elle commençait à en avoir assez et je ne l’avais plus revue. Et le livreur frigorifié qui cramait sa paye avec un vin chaud les yeux fixés sur l’annonce de sa prochaine course. Et cet homme au visage austère qui attendait l’amour et qu’une compagne vive comme un feu de Bengale venait de rejoindre en riant. J’étais là, oui et dans mes pensées et pendant ce temps la vie et la mort payaient leur tournée autour de moi.
Très beau fragment, j’aime beaucoup. Tes mots sont si bien accordés et ta musique si claire. Merci Emmanuelle.
Merci. J’avance dans une sorte d’aveuglette (vieille cataracte, définitivement) en tachant de mettre d’accord les écrits passés et le présent… ton commentaire m’est d’un grand réconfort.
J’espérais pour attendre . J’aime te suivre et être un peu perdue avec tous ceux qui passent. Il y en du monde dans une tournée ( de bistrot)
« quand à l’étape d’une croisière sans le sou, on opte sur un coup de tête pour une heure de grande vie en prenant un café avec vue sur l’île éléphante. »
« je m’étais pris le pied dans le fil de mes pensées, »
« J’étais là, oui et dans mes pensées et pendant ce temps la vie et la mort payaient leur tournée autour de moi. »
Ce récit m’a rappelé une folie d’enfance : j’étais amoureuse du vieux docteur au visage vérolé par des séquelles de varicelle; celui qui avait l’air de soigner et de sauver tout le monde y compris les chiens du village, il était taiseux et très autoritaire, sa voix était impressionnante, c’est peut-être pour cela qu’il ne la sortait pas souvent, son regard était celui d’un félin qui sait ce que pense sa proie… J’avais peur à chaque consultation, mais entre deux, je ne pouvais pas m’empêcher de faire trois ou cinq fois le tour du pâté de maison pour essayer de l’apercevoir, ou voir ouvrir la lourde porte sculptée et son heurtoir doré et humer l’odeur d’éther qui fuitait dans l’entrebaillement…. c’était son parfum personnel, j’en étais convaincue… J’ai eu la possibilité d’en connaitre d’autres, lui est parti à la retraite avec son parfum spécial et moi dans ma vie avec d’autres protocoles de retrouvailles improbables. La maladie n’est pas assez attractive pour qu’on en vienne à hanter à longueur de temps ses lieux de prédilection. Bonheur de n’être pas hypochondriaque ! Ainsi le fil de mes pensées nouées à ce rêve ( que j’ai fait moi aussi ). Plutôt drôle.