Café. Bruits de tasses en faïence qui s’entrechoquent. La vapeur du percolateur qui efface un temps bref toutes les conversations, leur brouhaha, en signe d’improbation. Invitation au départ comme un lointain souvenir du panache blanc des locomotives d’antan à vapeur dans les gares. Beaucoup de monde dans le café ce matin. Affluence. Certains mots des conversations ressortent. Linge. Ardeur. Désastre. Famille. Protection. Trottoir. Chanson. Parfois une phrase complète parvient jusqu’à nous. Pourtant, je finis toujours par les dissuader. Mais c’est presque impossible de coordonner les mouvements des deux mains. Je voudrais un café s’il vous plait. Cette nuit-là j’ai refait mon cauchemar des trains. La circulation alternées des voitures, leurs moteurs en sourdines, assonant. Derrière les vitres du café, recouvertes de lettres majuscules qui se lisent à l’envers, le menu s’affiche sur la vitre écrit un peu de biais au blanc d’Espagne. Le mouvement mécanique des passants qui marchent d’un bon pas, tête baissée. L’odeur du café masquée peu à peu par les effluves des aliments que le cuistot prépare pour confectionner ses plats du jour. Agitation en cuisine, ça coupe, ça tranche, ça cisaille menu menu, ça mandoline en musique. La voix du chef dans un staccato de couteaux affutés. Table en Formica, bords en bois. Chaises et fauteuils de simili-cuir bordeaux à l’assise usée par le temps. Une musique de fond dont on ne perçoit que les infra-basses. Un refrain parfois parvient jusqu’à nous, se fait reconnaître, trotte un instant dans la tête avant de disparaître, mémoire vacillante, volute de fumée. La télévision est allumée mais sans le son. Kaléidoscope d’images d’actualité diffusées en boucle depuis le matin que les clients suivent d’un œil distrait, morne. Toujours les mêmes séquences, les mêmes images, on imagine les commentaires plaqués dessus, seules les légères inflexions de voix du présentateur laissent place à l’imagination, mais le son coupé, l’attention se porte alors sur les messages défilant en continu en bas de l’écran, ersatz de sous-titres de ce que le présentateur évoque ou légende en filigrane de ces informations stéréotypées, répétées pour en extraire puis en traduire avant d’en effacer toute la violence, la surprise, la vigueur, et parfois la beauté. La forme que nous inventions sans nous voir l’inventer. Une tension permanente. Dans la rue, tout semble s’être arrêté. Cela ne se voit pas, cela se devine. C’est un poids. Un souffle de vent qui fait trembler l’air du dehors. Un léger frisson. Un haussement d’épaule. Une respiration. Une fenêtre qu’on ouvre au dernier étage de l’immeuble de l’autre côté de la place, le reflet du soleil s’y cogne et rebondit, aveugle le vis-à-vis. La flaque lumineuse s’étale au sol. Le geste de la fenêtre qui résiste à l’ouverture, s’ouvre ferme, s’ouvre ferme. Une voiture se gare le long du trottoir, dans un espace vide entre deux véhicules. Le chauffeur se retourne pour vérifier qu’il peut reculer, personne derrière lui, il peut s’engager. Pendant un instant aucune personne ne sort ni ne rentre dans la bouche de métro située sur la contre-allée. Éprouver à nouveau mêlées la sensation du retour et celle de l’éloignement. Le vendeur à la sauvette qui a installé ses livres d’occasion sur des cartons de fortune, reste la main tendue en attendant le billet pour l’achat d’un livre d’art qui ne vient pas. Son bras au-dessus de l’éventaire de livres paraît déplacé. Des oiseaux se chamaillent dans les arbres du boulevard. On ne les voit pas, on ne perçoit d’en bas que le fouillis des feuille qui se froissent sous leurs coups d’ailes répétés. Les publicités affichés à l’intérieur de la colonne Morris près du passage piéton ne tournent plus, bloquées, elles se sont figées sur place. Une limpidité qui s’approfondit hors de toute logique. Un jeune garçon qui jouait à faire rebondir son ballon de basket en attendant de pouvoir traverser au feu rouge, le fait malencontreusement rouler sur son pied et le ballon roule sur la route. Une voiture l’évite et fait une embardée. Ses freins font un bruit sourd, les pneus en chauffant sous l’effet du freinage forcée sur la chaussée laissent échapper un son sifflant qui surprend tous les passants, les figeant dans leur mouvement, sans qu’ils parviennent tous à comprendre ce qui se passe, ce qui les stoppe net, danger ou pressentiment ? Les corps des passants s’immobilisent. Statue de marbre. La voiture s’arrête au milieu de la route, légèrement de biais. En travers. Cris qu’on retient. Cœurs qui s’accélèrent. Palpitations. Plus de peur que de mal. Soulagement généralisé. Que ce soit vrai ou faux, qu’importe. Le feu passe au vert. Dans ce café de quartier, sans prétention, c’est une jeune femme, une étudiante sans doute, aux longs cheveux blonds vénitiens qui bouclent le long de son dos, imposante crinière qui ne la gêne pas dans ses mouvements. De nombreux consommateurs observent discrètement ses allées et venues désinvoltes, le mouvement ondoyant et naturel de son corps entre les meubles. Un café ? demande la jeune femme au bar pour vérifier la commande qu’on vient de lui passer, à moins qu’elle répète pour elle-même cette commande pour la confirmer avant de la préparer et d’exécuter l’ensemble des gestes mécaniques et méticuleux qu’elle a l’habitude d’opérer pour confectionner les cafés des clients. Un métro s’éloigne au loin. Perspective cavalière. Une jeune fille fait signe à son ami avec lequel elle a rendez-vous de l’autre côté de la rue. Il ne la voit pas malgré ses grands gestes. Elle remarque qu’il la cherche du regard dans la foule, mais son regard ne s’arrête pas sur elle, comme si elle était soudain invisible. Dans les temps d’attente nos rêveries n’avancent pas beaucoup. Sur le sol une ombre géante mange peu à peu une grande partie du trottoir, le faisant basculer du gris au noir. Oui, un café. Un nuage traîne dans le ciel et commence à cacher la lumière du soleil. Les instants disparaissent. La sirène d’une ambulance qui s’éloigne s’arrête brusquement sans raison. Un café sans sucre s’il vous plait. Une feuille tombe lentement du platane. Les vrilles étourdissantes de sa chute au ralenti. Un enfant pleure quelques mètres derrière sa mère qui ne veut pas l’attendre. La sonnette stridente d’un vélo qui file le long du trottoir, en frôlant les piétons. Sans raison particulière. Une insulte lancée sur le coup de la colère. Avec un temps retard. Une porte qui claque. Des volets mécaniques qui se ferment. Les talons d’une femme frappant le bitume à la régulière. Vestiges laissent plus sûrement que traces. Voilà votre café.
(on a l’impression de voir, sur le terre-plein central, les boulistes. Non, il est trop tôt)
Il est trop tôt, en effet Piero. Mais ils ne sont jamais loin !
Quelle foule de détails ! Ça me laisse pantois… Toutes ces évocations en attendant un café !
Tellement vrai.
Bravo et merci pour ce grand moment de lecture.
Merci beaucoup Philippe, je dois avouer que j’aime beaucoup le café et que l’attente même réduite de mon café peut dans mon cas me sembler long, très long !