Je ralentis en voyant l’attroupement près des portes mais le mal était fait, j’allais devoir attendre. Il était trop tard pour faire le tour du bâtiment et étirer le temps en arrivant par Cambronne. On aurait été étonné de me voir venir de ce côté. On se serait demandé si j’avais eu une course urgente à faire ou un rendez-vous important. Et comme il était trop tôt pour cela, on aurait fini par supposer un déménagement dans cette partie du quartier, pour un appartement plus grand, probablement. Bien sûr, personne ne m’aurait posé la question. C’était s’exposer à un étiquetage sommaire et irréversible. On aurait plutôt singé l’indifférence, on se serait renseigné autrement ou on se serait satisfait d’une hypothèse.
Je ralentis encore mon pas pour gagner du temps sans en avoir l’air. La pente était raide et rendait l’exercice douloureux pour mes mollets. J’avais l’habitude de ces manœuvres, rien ne transparaissait sur mon visage fermé. J’y ajoutai même un soupçon de nonchalance en plissant les yeux comme si une pensée plus importante que ce qui se tramait ici m’emportait ailleurs. Un type faillit tout mettre par terre en me dépassant à grandes enjambées. Mon manège devenait ridicule à ses côtés mais par chance, j’étais encore loin des portes pour qu’on ne le remarque.
En arrivant en bas, j’eus une pensée jalouse pour les gladiateurs qui avant d’entrer dans l’arène pour se présenter à la mort patientaient en coulisse dans un couloir sombre, à l’abri de la foule hurlante. Je montai les quelques marches d’un pas vif pour balayer les soupçons et ralentis cette fois pour m’arrêter. L’arène était comme à son habitude, sans charme aucun, conçue pour aller et venir sans jamais s’attarder. Ici, rien n’était fait pour attendre. Pas un banc, pas un abri. J’étais par malheur ou acharnement du destin le dernier à arriver en avance. La moindre parcelle verticale était occupée à soutenir les corps encore engourdis par la routine et l’aphasie. Je pouvais faire demi-tour pour m’adosser plus loin mais on m’aurait, c’est sûr, jugé excessif et paresseux.
J’étais comme je le redoutais en proie aux regards les plus voraces qui depuis mon arrivée se régalaient en imaginant ma vie. Je bougeais les pieds pour qu’on ne remarque pas l’usure de mes chaussures. J’évitais les regards de ceux à qui j’avais demandé l’amitié par un simple bonjour, prononcé un de ces matins où tout me paraissait facile et à portée de main. Un de ces gais matins que l’on n’attend pas et qui meurt dans nos mains comme un nuage de mousse sans laisser de trace.
L’homme qui m’avait dépassé se tenait lui aussi debout au milieu de l’arène. Il était très grand et faisait les cent pas, ou plutôt cent demi pas car la place lui manquait. Son regard balayait nerveusement l’arène à la recherche d’un espace miraculeusement libre où il aurait pu se ranger. Je souris de sa naïveté. J’eus soudain pitié de lui et cela me rendit plus fort.
Pendant que les adultes se figeaient dans le silence, les enfants couraient, grimpaient, braillaient sans empêcher leurs corps et leurs raisons. Libres. Si je n’étais pas aussi occupé, je me serais demandé avec gravité ce que nous étions devenu.
Merci James pour ce texte un peu inquiétant.
Merci pour ton inquiétude Fil, et merci de m’avoir lu !