Le temps est venu de rentrer chez elle. Les deux fois où elle a voulu le faire, elle n’était pas prête. Deux fois en cinq jours, ça fait beaucoup. Peut-être serait elle encore restée si elle n’avait dû impérativement reprendre le boulot. Peut-être aurait-elle pu rester une dernière nuit à l’hôtel et de là aller à son bureau puisqu’elle travaille dans le quartier. Mais non, toujours elle a besoin de cette coupure, de ce sas, d’autant plus à la fin de ce séjour que sa tête est pleine de ses explorations, de sa quête et que durant ce trajet de retour, s’il dure trente à quarante minutes, elle pourra commencer à se remettre les idées en place. Elle le connaît par cœur puisque elle le fait avec une quasi régularité d’horloge depuis près de trente ans, toujours du même quartier mais pas toujours du même point de départ, et il y a eu dans les dix premières années un autre point d’arrivée. Tous les soirs, elle se sépare de son quartier de travail pour retrouver son quartier de résidence. Aujourd’hui, son chemin de retour sera différent, totalement unique, d’abord parce que le point de départ n’est pas son bureau mais l’hôtel où elle vient de passer cinq jours, ensuite parce qu’elle ne se plongera pas dans un bouquin ou dans le seul jeu auquel elle joue sur son téléphone. Elle sort de l’hôtel par l’arrière. Ce qu’elle veut c’est se laisser happer une fois encore par la verticalité. S’aveugler de ce bleu arctique réchauffé de cobalt, de ces reflets qui se diffractent tous azimuts. Revoir encore la gare qui se prolonge dans le tunnel. Suivre le quai et ressentir encore une fois cet avalement par la ville, imaginer ce qu’il y a en surface quand on est dessous (au quotidien elle n’y pense pas toujours) puis descendre par un escalier qui aboutit directement la voie de métro qui va dans la direction opposée à celle qu’elle doit emprunter, voir passer le train sur la rampe, remonter pour passer de l’autre côté (elle ignore s’il y a moyen de faire autrement, elle n’a pas cherché), aller d’abord sur la rampe pour voir passer le métro depuis celle-ci et ainsi boucler la boucle, n’avoir encore jamais vu ça dans une autre gare ou station de métro, avoir envie de prendre un train qui arrive sur cette rampe, attendre sur le quai du métro, ne pas avoir envie de regarder la mine morose, fermée des gens qui, comme elle, rentrent chez eux, ne pas avoir envie de penser à ce qui a pu leur arriver, s’en détourner pour revenir à son expérience de cinq jours, descendre à l’arrêt Arts-Loi pour prendre la ligne 2 ou 6, direction Gare du Midi et de là prendre le tram vers chez elle, passer environ la moitié du trajet sous terre, se dire que c’est étrange cette activité souterraine propre à la ville, la plupart du temps n’y pas prêter attention, se sentir aspirée vers chez elle, comme par un système pneumatique et repenser que d’ailleurs elle avait lu quelque part qu’il y avait un système de transport pneumatique le long des voies et qu’elle avait vu les énormes tuyaux longer les voies sous les bords des quais, repenser à son expérience des jours derniers elle n’y arrive pas car en fin de compte elle est toujours dans l’expérience, celle du retour chez elle qui est liée à ce qu’elle a vécu pendant son séjour, donc essayer de l’éviter, de la contourner ne serait pas une bonne idée, se dire qu’il y a énormément de gens qui montent dans le métro à Gare du Midi, des gens qui rentrent chez eux retour de Paris, Londres ou Amsterdam ou simplement de leur boulot, cet arrêt est un pôle multidirectionnel, à mesure que le tram progresse le voir se vider, se dépeupler, se sentir éjectée lorsqu’il remonte à la surface en direction de la périphérie où elle habite puis qu’il dévale vers chez elle cette large avenue bordée de maisons de maître, ponctuée de petits immeubles à appartements parallélépipédiques style années soixante ou soixante-dix, tout en bas, approcher de la destination finale, sentir le tram bifurquer à gauche, quelques centaines de mètres à parcourir encore, puis descendre, regarder autour d’elle , comme elle peut le faire en sortant d’une salle de cinéma quand pendant quelques secondes elle hésite sur la direction à prendre, tourner à droite, descendre une rue en pavés et emprunter un chemin de terre bien plane et déboucher dans un clos, voir sa maison qui apparaît devant elle, paisible et rassurante parmi les autres dans cet îlot aux confins de la ville.
merci de cette longue promenade de retour
Merci Danielle 🙂