#40jours #18 | quand ce qui n’a pas été édité ne vous laisse pas en paix.

Revenir  chez soi quand ce n’est plus chez soi. Ce sentiment de chez soi qui demeure. Le trajet si connu, depuis le centre du village touristique qui l’était de moins en moins avec les boutiques qui fermaient les unes après les autres à part les quelques bistrots avec leur terrasse. Emprunter le chemin de hallage avec la voiture et dépasser le parking du Delhaize et aussi la maison de retraite qui donne un peu envie celle-là, mais pas trop, parce que la vue est jolie, vue sur le bord de l’eau, le ravel qui attire les promeneurs du dimanche et les joggeurs de tous âges, les cyclistes aussi. Laisser la voiture sur le bas-côté et continuer à pied. Le sol recouvert de grandes dalles de béton et maintenant on ne se salit plus les pieds. Entre les feuilles des arbres suivre le cours de l’eau, ses reflets. Le fond qu’on avait dragué, qu’on draguait à répétitions, surtout après les inondations, histoire de faire quelque chose pour éviter, mais ça n’évitait rien. Le nom pour désigner l’endroit où la rivière se sépare en formant un îlot central qui finit à rien, et le cours d’eau reprend son cours, je l’ai oublié. Le camping sur la gauche avec les jardinets des caravanes résidentielles, certaines miteuses, à pourrir sur pieds, d’autres qui laissaient rêveuse, avec ce souci du détail pour si petit espace, les décorations qu’on disait kitchs, mais c’était Disney World avant l’heure, je ne m’en suis jamais lassée, imaginer la vie des gens aussi, ce vivre à l’année dans une caravane au bord de l’eau, comme vivre dans une cabane de jardin tout le temps, et on aurait le droit ou le cran, un truc dont on vous dit que ça ne se fait pas en vrai, revenir chez soi pour voir la maison de près, mais par l’envers, par son côté jardin, son côté maison au bord de l’eau, se tenir juste de l’autre côté de la rivière qu’on peut traverser à la nage, en kayak, en périssoire, à pied les années de grande sécheresse, mais c’est rare, pour revenir chez soi. Parce que pour sentir  le chez soi il faut garder distance, garder entre la maison et toi, quelque chose qui affirme séparation. Il faut la rivière. Elle qui coule vers le pont,  le barrage, le village, là où chaque année les maisons sont inondées. Revenir chez soi par l’autre côté par la route, là où il n’y a  plus de trottoir après le sentier du bord de l’eau, sur l’autre rive, avec les jardins des maisons de maître à droite du sentier  qui vont en s’amenuisant pour finir à rien à cause de la forme entre eux et la route qui est un triangle et après lui il faut longer le muret bas qui s’arrête à intervalles réguliers comme petits bancs qu’on aurait alignés. Ils protègent un peu de l’à-pic. Il faut marcher dans le peu de terre battue du bas-côté de la route quand les voitures et les poids lourds déboulent à toute vitesse, passer le garage  Di Tullio, la belle construction avec de grandes fenêtres et la façade peinte en blanc, l’enseigne Esso du temps où le village était un lieu de promenade du dimanche, des pécheurs, des amoureux, des familles, avec son marchand de glaces très connu qui existe toujours, avec le même nom, La fraise des bois, quand parler du village à quelqu’un c’était pour entendre citer le nom du glacier, quand le garage lui tout un temps désaffecté, lorsque Monsieur Di Tullio a cessé de travailler, parce que ses deux fils n’ont pas repris bien sûr, avaient fait des études, n’auraient plus les mains  pleines de cambouis, les mains de maçon non plus que leur père avait aussi, parce qu’il l’avait construite lui-même la maison au-dessus du garage, il faut passer le garage, continuer à marcher, passer, même si j’aurais encore beaucoup à écrire à se propos, comme elle me consolait, Madame Di Tullio, lorsque je venais pleurer près d’elle qu’Enzo ne voulait pas jouer avec moi, me refusant à comprendre qu’à nos âges les filles ne jouent pas avec les garçons, sa voix douce où chantait l’accent quand elle me serrait dans ses bras en m’appelant Anna,  après ce garage donc quelques maisons  encore, pas très belles, jusqu’à celle de chez moi, pas belle non plus, séparée des autres, mais pas de beaucoup, en contrebas de la route avec son muret et derrière quelques maigres rosiers de mauvaise façon qui s’acharnaient à ne pas crever, menacés par la voiture qui roulerait trop vite et sortirait de la route, car tout le long de cette route sans trottoir c’était chose courante. Dans le revenir chez soi avec lui adulte, pas Enzo, il y en aurait plusieurs à l’adolescence jusqu’à la dernière fois. Ce quelque chose qui ne se ferait pas. Revenir chez soi avec lui. Son corps dont le bras reposait sur mes épaules depuis sa haute taille, c’était pourtant même posture qu’avant, ce que ce marcher côte à côte enlacés, ce que ça  m’avait fait croire, ce leurre qui semblait ne devoir jamais prendre fin, mais ce ne serait pas jusqu’à revenir chez soi, ce serait jusque là où prend fin le sentier protégé, on se séparerait là, et je marcherais seule sur ce tronçon de route sans trottoir jusque chez moi, même si déjà ce n’était plus chez moi. Toujours ce morceau-là avec les pas de nos deux corps unis sur la terre battue manquerait à l’histoire. Il m’avait rendu le parapluie qu’il tenait au-dessus de nos têtes.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

Un commentaire à propos de “#40jours #18 | quand ce qui n’a pas été édité ne vous laisse pas en paix.”

  1. Un beau retour chez soi. Par différents chemins. Le chemin de la mémoire aussi. Je me suis laissée embarquer dans la promenade, elle m’a fait bifurquer vers ma maison en chemin mais je suis revenue sur tes pas. Le retour a suscité des images. Merci