Tu as eu plusieurs chez toi depuis le temps. Tu ne sais pas lequel choisir. Les répertorier d’abord. Constater que le lieu de l’enfance demeure encore et toujours primordial, tu dis chez moi quand tu en parles aujourd’hui encore. Ce n’était qu’un village, un bourg au bord de la mer de Bretagne. Tu revenais de l’école par un chemin bordé d’arbustes qui donnaient des petits fruits à l’automne. Tu posais ton cartable dans l’herbe, en cueillais une poignée à mettre dans ta poche et à sucer plus tard. Il y avait les flaques au milieu de la route en mauvais état, glacées en hiver. Tu connaissais le nombre de pas qu’il fallait pour atteindre le portillon du jardin. Quelques années plus tard tu rentrais du lycée en fin de semaine par le car du samedi matin. Franchir la Loire à Pirmil, regarder les bancs de sable, peu à peu la fin de la grande ville, les faubourgs, les champs humides où paissaient les animaux tranquilles, interrompus de loin en loin par des haies d’épineux. Tu aimais revenir à la maison. La quitter donnait plus d’ampleur aux retours, le lieu comptait autant que les personnes que tu y retrouvais, parents et frère. Une sorte de rituel qui rythmait ta jeune vie. D’année en année tu t’éloignais davantage de ce bourg qui avait constitué ton monde, en géographie et en émotion. Les retours réclamaient plus de temps. Mille kilomètres c’était loin, tu l’avais choisi. Tu revenais plutôt l’été. Tu aimais sentir à l’avance la présence de l’océan, tu aimais frôler la grande ville avant de bifurquer vers l’ouest, cette route longue vers l’horizon toujours plus clair, annonciateur des rivages tourmentés. Ces retours étaient intenses à cause des sensations de l’enfance qui revenaient en masse. Le bourg s’était déjà largement transformé, bâti, devenu petite station balnéaire très fréquentée pendant les vacances. Et ça continuait l’air de rien à changer, à chaque fois des nouveaux lotissements et des commerces. Un jour ton père est mort avant le matin. Il y a eu ce retour compliqué en avion avec escale à Paris, les voies rapides encombrées, la route interminable vers l’ouest sur cinquante kilomètres, le corps du père dans une des chambres de La Chaussée. C’était l’hiver, le temps figé tout comme le ciel. La maison t’avait paru si petite dans le jardin morne. Depuis le goût du retour a changé. Pourtant tu continues de revenir au pays. La route descend toujours vers le port, en fait le tour avant de gagner la côte, et la rue qui tourne à l’église est toujours aussi étroite, même si les véhicules vont plus vite.
Joie de découvrir votre texte, j’aurais pu vous suivre encore plus longtemps dans ces retours de plus en plus lointains
oh merci Sophie
j’aurais pu continuer bien sûr, développer… mais le temps nous impose du bref et influence notre écriture… et c’est bien
C’est très beau Françoise ❤️
Oui,Françoise, le choix n’est pas facile, car le « chez soi » est en fait un « chez nous » et parfois un « chez les autres »… Le dicton qui prétend « il vaut mieux un petit chez soi qu’un grand chez les autres » souligne bien qu’il y a un nid, un terrier, un abri idéal pour l’envol et le retour, qu’on le perd ou l’abandonne en fonction des circonstances. Les deuils sont des déflagrations fatales pour le sentiment du « chez nous », le « chez soi » devient alors plus mental que réel. Je pense tout d’un coup aux Lieux d’écriture de Marguerite DURAS et ceux d’autres écrivain.e.s qui sont souvent les lieux de retrouvailles avec l’enfance ou le refus des retrouvailles. On touche là à l’intimité de l’écriture inimitable d’une personne à l’autre, y compris dans une fratrie. Je suis très sensible à ce que vous écrivez et au comment vous l’écrivez, par touches et parcimonieusement.
merci Marie Thérèse pour ce bel écho…
en effet d’autres textes auraient pu être écrits sur ce thème du retour vers son « chez soi », d’autres chez soi, tous comptant fort dans l’histoire intime
C’est beau, tous ces retours, jamais les mêmes, toujours les mêmes. Avec l’enfance qui s’éloigne petit à petit, à chaque retour.
Merci Françoise !
ne pas trop s’épancher mais dire quand même, toujours un challenge
il y aurait bien d’autres retours et d’autres « chez moi »
merci Fil pour cette fidélité qui se renforce avec les jours qui passent
Depuis que j’ai découvert Michel Butor, j’adore le « tu ». Le tien est réflexif, je trouve ça très intéressant. Et puis, ton art de raconter. J’aime beaucoup.
Plaisir éprouvé à découvrir la trace du passage de chacun…
Et quand on commence à utiliser le « tu », on n’a plus envie de le quitter…
Comme une carte dépliée où nous trouvons nos repères communs et sur laquelle tu superposes un calque intime qui situe toute une vie. C’est très beau, merci Françoise.
oui, une carte géographique au fil du temps
une carte du temps
encore un texte à poursuivre… là où cet atelier nous mène !
(je me réjouis de ton passage par ici…)
J’aime le tu et ces retours tout au long des années. Toujours le même point d’arrivée et jamais le même voyage.
merci pour ce parcours dans le temps
et on ne le sait qu’en vivant le temps qui sépare chaque retour… et il y en aurait tant encore à retrouver et à écrire…
(bien contente de ton passage)