Elle croise Marwan, pas encore quatre ans, qui pleure et transpire abondamment dans son gros gilet en laine au soleil. Ses yeux tombent sur les pieds nus, faut lui couper les ongles, l’emmène à l’ombre du bâtiment. Passant délicatement l’outil pointu sous le petit ongle noir pour en retirer toute la crasse, elle fronce son nez couvert de taches de rousseur et repousse la mèche blonde sur son front juvénile. Ce soir elle dira au téléphone je ne pensais pas qu’un enfant si petit pouvait sentir si mauvais.
La sonnerie stridente retentit dans les murs carrelés du vieux collège de banlieue. Elle avance dans le couloir bleu devant le CDI avec son gros ventre et ses vingt-cinq ans. En face d’elle un garçon de sixième arrive en courant, cartable au dos et l’entoure de ses deux bras, et collant sa joue contre son ventre très rond, il crie Maman ! Surprise, elle regarde l’enfant accroché et sourit, amusée, ben ça alors, bonjour !
Elle entre et demande qu’on lui ouvre les portes unes à unes, jusqu’à la petite salle au fond du Centre Fermé. Un à un les hommes s’asseyent autour de la table, la saluent, rient. La séance mensuelle commence où chacun peut dire ce qu’il sent, là, aujourd’hui. Ils ont des mots délicats ou brutaux pour raconter les conflits avec les jeunes, et bientôt déversent des torrents d’émotions trop longtemps contenues. Elle accueille, elle écoute patiemment, elle a soudain cette pensée brève, ce serait plus simple d’être une serpillière.
Debout dans la cuisine à cinq heures trente comme tous les jours, elle regarde le soleil se lever en buvant son café, ce moment tranquille. Dans les deux heures qui viennent, six enfants vont se réveiller, passer par ici, se préparer et partir. La maison est un abri anti-atomique contre la violence ordinaires des familles, une halte où chacun répare ce qui en lui s’effiloche, se retricote à mailles serrées les endroits troués. Elle fournit les aiguilles, le fil, la laine et donne des conseils de couture et de tricot.
Les avants-bras sur le bureau de permanence, ses coudes commencent à lui faire mal. Elle dévisage l’homme de cinquante-deux ans assis en face d’elle qui lui raconte une énième dispute avec sa mère. C’est la deuxième fois cette semaine qu’elle voit des vieux enfants et leurs parents et qui se comportent comme si le temps n’était pas passé depuis l’adolescence, qui ont fait du conflit la seule relation possible. Elle en parlera en équipe la prochaine fois, parce que ça lui pèse vraiment au cœur.