#40jours #17 | de loin

Par deux les corps sur des trajets parallèles à cinq mètres de distance elles progressent. Indépendamment. Elle avance. Elle ratisse du regard, anticipe, les yeux jetés devant le pas depuis des chaussures de marche ou de travail, équipement  obligatoire, le pantalon jaune fluo, avec aux genoux et en bas pour renforcement des bandes noires, la main gauche avec le bras tendu tire un sac poubelle transparent qui laisse sur le sable un léger sillon, la main droite recouverte d’un gant court et le corps se casse en deux pour ramasser quelque chose qu’on ne distingue pas et l’introduire par l’ouverture du sac, déjà le corps sait là où il se courbera à nouveau, avant même que la main saisisse ce qui traîne, ce qu’on a  oublié de jeter soi-même. Silhouette gracile, cheveux noirs rassemblés en chignon sur la nuque, rapide elle s’éloigne. La mouette crevée, elle ne la ramasse pas, que ce que la mer ne peut pas digérer le chef a dit. Deux corps jaunes qui diminuent. Sur le sol leurs deux sillons pour seule trace.

Elle tire la porte vers elle. Elle prononce un nom. Elle est petite dans l’encadrement. Longs cheveux raides. Elle ne porte pas de blouse blanche. Elle sourit. Elle s’efface. Elle fait asseoir. Elle assied son corps derrière le bureau. Elle l’efface. Elle interroge. Elle écoute. Elle se lève. Elle déchire le papier froissé par le patient précédent. Déroule un neuf. Déchire. Fait s’allonger. Rajuste ses lunettes. Elle ausculte. Fait tousser. Reprend sa place derrière le bureau. Tapote sur l’ordinateur, le corps de travers. Rend la carte vitale. De l’imprimante tire l’ordonnance. La lit à l’envers pour s’assurer que tout a été compris. Elle prend son temps. Elle est l’interne du docteur dont le nom est écrit en grandes lettres noires sur le mur couleur taupe du pôle santé tout nouvellement inauguré. C’est par ces mots qu’elle a commencé l’entretien. Une mise en garde. Dans quelques mois elle aura le diplôme. Son nom à elle en tout petit en bas de l’ordonnance à côté de sa signature.

Tenir le volant, rouler de poubelles en poubelles sur la promenade qui borde la mer, c’est pas elle. Ouvrir le couvercle et tirer le sac poubelle, le fermer avec le lien et le balancer dans la benne derrière, c’est pas elle. Ramasser les cartons de pizza en pagaille tout autour des poubelles et remonter en voiture, c’est pas elle. Souffler le sable avec le casque de pilote d’avion sur les oreilles, balancer le buste les bras tendus de gauche à droite comme coloriage d’enfant, rendre au sol sa couleur rose dessous le sable, c’est pas elle. Elle, c’est le balai. Ou alors la longue pince qui interdit de se blesser le dos. Et les jours de mistral ou juste à dix heures chaque matin quand se lève la brise de mer, pour ouvrir le sac plastique d’une seule main, laisse tomber. La mèche qui lui barre le visage, souffler fort pour la sortir de sa bouche, à cause des deux mains prises.

Codicille : écrire à la suite de Fabienne, a-t-on le droit, écrire sur ses plates-bandes, sacrilège de rajouter des personnages à la suite, besoin de me tenir loin, mais besoin aussi d’être partie prenante de  l’aventure, m’y résoudre avec d’abord un seul personnage, plus tard rajouter deux autres personnes, mais constater que d’elles aussi je me suis tenue à distance, une peur de spolier dont je ne me suis pas défaite.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

2 commentaires à propos de “#40jours #17 | de loin”

  1. Elle ratisse du regard: quelle image, j’entends même le bruit que ça fait. Merci

  2. merci pour « ce que la mer ne peut pas digérer le chef a dit. » expression qui veut tout dire