Elle tire légèrement la langue en trempant sa serpillière dans le seau. Elle a toujours son visage d’enfant. Elle le gardera jusqu’au bout, un effet farceur de son chromosome en plus. Elle est drôlement appliquée : de toutes celles qui travaillent ici, c’est la seule qui sache à quel point ce qu’elle fait est important. Elle nettoie les toilettes.
Elle n’oublie jamais que sous l’austère blouse grise obligatoire — au fil des prestataires, elle change de couleur, mais reste triste —, elle porte son T-shirt à fleurs fuchsia.
À force d’être prise entre le marteau de sa hiérarchie et l’enclume du terrain, elle est devenue fine comme une feuille. Dans son bureau en sous-sol, elle tremble. Elle part en congé vendredi. Ils ont mis de l’argent de côté mois après mois. Ça ne peut pas être raté. Elle tremble sans plus pouvoir s’arrêter ce matin, dans l’odeur chimique des champs de fraises : on stocke de tout là-dedans. Elle voudrait qu’on voie son tout petit tatouage au poignet droit. Des lettres d’un alphabet lointain. Mais c’est le couple du poisson et du papillon de son bras gauche qui attire le regard.
De 9 h à 18 h, c’est la madone des goûters. La consolation des bobos de l’enfance est intacte dans les muffins aux chocolats saturés de sucre et de gras. Elle ne sait pas qu’elle est la coqueluche des élèves, promotion après promotion, toutes matières confondues. L’autre serveuse est une déesse tutélaire subsaharienne. Tous la craignent et la critiquent dans son dos. Elle crie quand ils laissent la porte ouverte sur la terrasse en plein hiver.
La première fois, elle lui a demandé si elle pouvait faire le ménage sans blouse. La dame dans sa grande maison a eu l’air si étonnée qu’elle s’est demandé si elle n’avait pas fait une bourde en demandant. Et puis la dame a dit : « C’est vous qui savez comment faire au mieux ». Elles sont restées un moment sans rien dire l’une en face de l’autre, chacune avec son étonnement.
Nez au mur comme un enfant puni, il chuchote. Il n’a pas ôté son brassard sécurité, ce n’est pas la pause. Seulement un coup de fil urgent qui nécessiterait un peu d’intimité. Deux jours plus tard, sa collègue, costard noir et longue chevelure de milles tresses, au même endroit, même position, même motif.
La personne singulière plus intéressante que sa corvée à endosser. Oui, j’aime ce singulier que tu signales. Merci Emmanuelle
Merci Michael,
Cette proposition coïncide avec le début d’un grand chantier pour moi. Je regarde le travail se faire, parle avec ceux et celles qui le font directement et l’organise et toutes ces choses que je peux me permettre d’ignorer bien carrée dans ma place de prof me sautent au visage. Pourtant ce sont les mêmes que celles avec lesquelles je me bats (la légitimité, la place justement…) et avec de meilleurs outils encore. Enseignant, j’écris dans le sable, elles, nettoient la poussière. L’utilité de leur geste est moins ambiguë…