#40jours #17 | les Gardiennes

Tu connais le prénom de chaque enfant, tu les accueilles le matin, tu encourages ceux qui sont mal réveillés, tu grondes gentiment ceux qui se bousculent ou disent des grossièretés, tu presses les retardataires avant de refermer la grille. Tu accueilles les parents aussi, écoutes leurs doléances, leurs soucis, un enfant un peu malade, un autre très étourdi. Tu récupères les cahiers oubliés à la maison que les mères rapportent après la sonnerie du matin. Quelle classe déjà ? Tu les donneras en main propre, même avant la récréation si c’est urgent. Chaque janvier, tu retournes chez toi en Guadeloupe pendant un mois.

Le buste penché en avant, avant-bras sur les cuisses, la chemise un peu serrée sur la poitrine, tu souffles. Uniforme bleu nuit sur ta peau noire. Tu rêves. Tu te relèves vite, tu es restée près de cinq minutes assise. Un couple s’approche du grand Degas. La femme montre à l’homme un détail, ils rient. Tu te glisses derrière eux, tu les regardes comme s’ils étaient transparents mais c’est toi la transparente qui es là sans être là, qui surveilles sans en avoir l’air. Si tu n’avais pas si mal aux pieds à rester debout toute la journée, tu te demanderais parfois si tu existes vraiment.

Tu souris toujours en ouvrant la porte de ta loge. Depuis dix ans, tu vis dans trente mètres carrés avec ta famille qui s’agrandit, un mari, deux enfants, un petit chien aussi. Tu sors les poubelles tôt le matin, tu les rentres vers neuf heures et les laves une fois par semaine. Chaque jour tu montes les six étages côté rue et côté cour pour porter le courrier. Tu gardes les colis et les clés des absents. Tu informes les locataires des travaux à venir, tu reçois les ouvriers. Tu rappelles parfois des règles de bienséance. Tu as une solution pour chaque problème. Rien n’entame ta joie de vivre. L’été vous partez au Portugal retrouver tes parents.

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

2 commentaires à propos de “#40jours #17 | les Gardiennes”

  1. Quelle belle idée que ce tu. Celles que tu dessines nous deviennent tout à coup très proches. Merci

    • Au départ, j’avais écrit ‘elles’ mais elles semblaient trop lointaines, alors j’ai essayé le tu.
      Merci Irène pour ton passage ici !