J’étais en colère. J’étais en colère contre la ville. La ville m’avait mis en colère à cause de ce que j’y avais vécu, à cause de ce que j’y vivais. À cause de sa crasse, de ses excréments, de ses vomissures. Dans les rues goudronnées de noir, de gris et de puanteur, circule le sang empoisonné de l’abandon humain. Les graffitis sont les cicatrices de mes blessures, les panneaux publicitaires sont les pansements grossiers sous lesquels la misère vermine, jusqu’aux boîtes à lettres jaunes qui pourrissent comme des bubons vides de sens et d’utilité. J’étais en colère contre la ville à cause de ses pustules, de ses furoncles, de ses squames. La ville est l’expression humaine du déchet. C’est une déchetterie morte. C’est la mort.
J’étais en colère parce que les gens. Il n’y a pas d’autres lieux où l’individu est si détaché des autres. Au volant de sa voiture rutilante, l’automobiliste conduit sa haine d’un embouteillage à l’autre. Sous le vernis de sa carrosserie, il écrase, il insulte, il vole. Il se conduit comme s’il était seul dans un monde mort. Mort de pollution, de drogue, d’argent. Mort de toutes les maladies qu’il a inventées. Mort de ne plus vouloir vivre. Au barrage de son unité décérébrée, le policier matraque la différence, il tape sur l’idée d’un changement, il étrangle l’alternative. Sous son casque et son uniforme de soldat de la mort, il cultive sa folie, lui qui, il n’y a pas si longtemps, se nourrissait encore de lumière. La ville n’est pas faite pour les hommes.
Rêver la ville ? Non, pas pour moi. Je suis parti, je me suis enfui. J’ai couru vers l’est sans me retourner. À bout de souffle, je me suis arrêté. Je me suis débarrassé de cette saleté qui me collait à la peau, je me suis lavé de l’odeur de la mort, je me suis reconstruit. J’ai cultivé mon désert, je me suis érigé une forteresse, j’ai bâti ma prison. Dans l’utopie de la musique, j’ai ensemencé ma cellule de notes et de rythmes. Dans le mirage de la peinture, j’ai donné à mon plafond la profondeur d’un ciel étoilé. Dans l’illusion de la poésie, je me suis nourri de livres que d’autres avaient écrit. D’autres âmes seules.
Et puis, un jour, j’y suis retourné. C’était hier. Dans les poubelles débordantes de cadavres, j’ai entendu un coeur battre. Je me suis demandé s’il pouvait y avoir encore de la vie dans cet endroit. Sur le port, de jeunes gens faisaient des acrobaties. Ils sautaient, virevoltaient, riaient. Autour d’eux, toute une foule riait aussi. Et sautait et virevoltait avec eux. Des enfants faisaient la course avec leurs trottinettes électriques entre les passants. Un couple de personnes âgées se tenaient par la main en souriant au vent. Je me suis assis à la terrasse d’un bar et j’ai regardé. J’ai pris un carnet de notes vierge que j’avais dans ma poche et j’ai commencé à écrire. Et dessiner. Et mis des couleurs sur mes idées de mort. J’ai doucement enlevé les oeillères qui m’empêchaient. J’ai écouté tous les bruits de la vie qui tintaient autour de moi. Et me suis lentement enlevé les menottes qui m’entravaient.
Adouci par le sucre de ces battements humains, je me suis levé et j’ai traversé le port. Je suis monté sur un bateau. Je n’étais pas seul. En quittant le port, Niccolo a commencé à lire à haute voix. De sa bouche sortaient les mots de Jean-Claude Izzo. La beauté de la ville ne se photographie pas, elle se partage. Ici, il faut prendre partie, se passionner. Être pour, être contre. Être violemment. Alors, seulement, ce qui est à voir se donne à voir. Dans la douceur de ces premières soirées d’été, la ville se drapait de la couleur mordorée d’un soleil finissant. Sur les rochers, des adolescents sautaient dans l’eau. Des silhouettes sombres et immobiles dormaient accroupies devant leur canne à pêche. Un raï envahissait le ciel. L’accent italien de Niccolo chantait la Méditerranée. Il lisait, et souriait, et lisait. Bien évidemment, les villes invisibles de Calvino apparurent. Et Albert Londres. Et Blaise Cendrars. Et Maylis de Kérangal.
L’obscurité se fit plus épaisse encore, se chargeant d’humidité, et Aslima y demeura seule, inerte, comme si son esprit avait quitté son corps. Puis, au terme d’un étrange et long intervalle, une lumière rouge apparut à l’horizon. La première fois que j’ai lu Claude McKay, j’ai senti la ville comme jamais auparavant. Mais je l’avais oublié, je m’en rendais compte.
Lorsque j’ai repris pied sur le quai du port, je me suis senti vieux. J’étais vieux. Libéré de ma colère, les années m’avaient rattrapé. Je suis allé m’asseoir sur le bord d’une bouche du métro, j’ai sorti mon carnet de notes et je l’ai ouvert. Il était plein de mots, de croquis, de ratures, de vies. Plus une seule page blanche, plus un seul espace libre.
Je sentais mon coeur battre. J’ai fermé les yeux et j’ai souri au vent.
J’aime beaucoup ce texte, ce revirement radical, ce changement de point de vue. Emportée par. Avant de voir Marseille se dessiner, j’avais imaginé Tanger.
Ce pourrait être un port quel que part en Méditerranée, je crois. Merci Pascale.
j’ai retenu « j’ai ensemencé ma cellule de notes et de rythmes »
j’ai retenu ta colère, ta solitude (tu parles de toi, ça a l’air vrai…) et puis cette compréhension qui vient, cette libération
merci pour ce texte JLuc
Je parle de moi, un peu, mais ce n’est pas vrai. Je ne suis pas en colère contre la ville, elle me fatigue plus simplement. Elle me fait me sentir vieux. Rien de très original. Merci Françoise.
Un changement radical, exprimé dans un carnet de notes écrites, raturées, dessinées… beauté du texte beauté du monde.
Merci JLuc !
Tes mots me touchent. Beauté du monde, si on a les yeux pour la voir. Merci Fil.
ThèseAntithèseSynthèse il m’a fallu vous lire jusqu’à la fin pour voir ce que vous avec fait de la colère que je partage et que je relativise comme vous à chaque fois que mes regards s’imprègnent du glauque de la ville côtoyant le miracle de sa vitalité colorée , son renouvellement humanisant. La ville extérieure devient musicale à l’intérieur. Je vois et j’entends un saxophoniste ou un violoncelliste sur un bout de trottoir, éphémère et libre de s’enfuir ailleurs dès que tout devient insupportable… Mais la ville près de la mer, c’est autre chose à savourer, avec l’idée que les vagues et l’horizon lavent tout le noir de la détresse. La musique est violente avant de devenir apaisante quand la ville maintient son étau sur l’esprit. Merci pour votre texte.Retrouvailles et Réconciliation vont de paire parfois.
Se perdre pour se retrouver, pour se réconcilier. Dans un cycle permanent. La ville et nombre d’entre nous, nous entretenons des rapports bien curieux. Merci Marie-Thérèse.
Époustouflée par ce texte qui arrive du fond le l’âme ! Merci infiniment, Jean-Luc !
Je ne sais pas trop de quel fond vient ce texte. Je te remercie Helena.
Très émouvant Jean-luc merci
De façon générale, l’apaisement est un sentiment sur lequel j’ai envie de mettre des mots. J’aime l’idée d’une mer après le passage d’une tempête, houleuse et pleine d’écume, sur laquelle le temps cherche à retrouver son rythme. Merci Nathalie.