À l’époque, je n’écrivais pas. Et j’ai entendu un jour à la radio Charlélie Couture, le chanteur, parler de l’atmosphère de New York et dire qu’elle avait une tonalité particulière qui faisait qu’on y écrivait comme nulle part ailleurs. Pour, moi, pour écrire, il suffisait de prendre un papier, un crayon et voilà, question d’inspiration. J’ai gardé ça en tête, cette idée qu’on n’écrivait pas pareil à New York qu’à Paris, moi qui n’écrivait pas, moi qui n’ai jamais vraiment écrit. Je n’étais jamais allé à New York. Je n’avais jamais écrit à Paris. Depuis, je n’ai jamais eu le temps d’écrire, c’est-à-dire de n’avoir rien d’autre à faire qu’écrire sur une longue durée, disons, supérieure à une paire de jours. Et pourtant, j’en ai écrit depuis des lignes, dans des villes. J’ai noirci des carnets, j’ai rédigé des lettres, griffonné des cartes postales, je me suis posé dans des bars avec mon ordinateur. Et j’ai senti ce que Couture avait dit, que je n’avais pas compris alors. Les mots comme les émotions et même le désir d’écrire coulent différemment, colorés des rues, des couleurs, des sons de la ville autour. Je n’ai jamais écrit durablement ni produit quelque chose d’achevé. Peut-être parce que je n’ai pas trouvé mon café ‘Ino à Brooklin, avec une table au fond, toujours la même où je me serais installé pour écrire en pensant à Sam Shepard en buvant du café. Je vous raconte tout ça peut-être pour que vous compreniez ce que ça représente pour moi, aujourd’hui, d’être ici. J’aurais dû choisir Paris. J’aurais pu choisir Paris. Mes poussées d’écriture y sont tellement liées, même si je n’y ai rien écrit même si j’y ai tellement écrit sur tellement de terrasses à regarder passer le monde, comme Alain Leroy dans cette scène du Feu follet, de Louis Malle, sorti le 15 octobre 1963 où on le voit à la terrasse du café de Flore, la 1ère Gnosienne de Satie en bande-son. Il regarde passer les hommes, les femmes, les voitures, dans « cette ville oubliée, si triste ». On le voit se battre contre lui, contre son corps qui souffre – on le voit à son regard, si on sait regarder, on voit qu’« une lueur de suicide passa dans l’œil d’Alain. » (Drieu La Rochelle). Je n’ai pas trouvé mon café ’Ino, ni à Brooklin ni nulle part. Et je pourrais faire mienne l’incipit de M Train de Patti Smith, « CE N’EST PAS SI FACILE d’écrire sur rien ».
C’est pourtant ce que je fais, depuis Santa Teresa, depuis Barcelone, depuis Hambourg, depuis Venise, depuis toutes les villes où est passé Archimboldi pour tenter de comprendre ce qui a conduit Bolaño à écrire 2666. Projet vain. J’ai commencé à voyager systématiquement après la cinquième année du projet. J’écrirai plus tard, sur la Baltique, la Roumanie. Aujourd’hui, je voulais écrire comment Erik Satie m’accompagne au Mexique, en Allemagne, en Catalogne, en Italie. Je m’assieds à une terrasse, je regarde les gens venir dans ma direction, passer sur le trottoir en face, les voitures, le son des ambulances ou des voitures de police, j’entends les rires, les voix qui parfois s’élèvent. Parfois, je capte une personne, je la suis du regard, je l’emporte dans une histoire, je la kidnappe. Mais toujours au pays des mariachi ou de la corrida, quand je me pose, Satie et Louis Malle reviennent en boucle avec cette scène de deux minutes vingt-cinq secondes.
À Santa Teresa, c’est difficile, il y a pas de terrasses et j’y suis un Gringo. J’écris depuis l’hôtel dans ma chambre ou dans le hall, au bar, partout où je peux sentir la ville où je n’ai rien à faire d’autre qu’écrire. Je ne vais pas voir les putes. On m’en propose, elles se proposent. Je ne prends pas de drogue. Je ne bois pas. Mais je vois les hommes aux lunettes noires sortir de berlines noires aux vitres fumées. Je vois de pauvres gens obèses, boudinés dans leurs tee-shirts. Je ne vois pas de personnes noires. Il n’y a pas de Noirs à Santa Teresa ou alors peut-être un boxeur, ou un journaliste venu couvrir un match de boxe. Personne ne marche. La ville se vit en voiture. Pour écrire, j’ai besoin de voir des gens marcher, de les voir arriver de loin, traverser la rue, marcher vite, lentement, mais marcher. Je comprends Bolaño qui écrit Santa Teresa. Il y a des rues à voitures, il y des espaces vides, partout, où il est facile de déposer un corps après lui avoir ôté la vie. Bolaño est venu là. Il n’a pas pu écrire ce qu’il a écrit depuis Barcelone. Il a vu les maquiladoras, il a vu les décharges, il a vu les parkings devant les bars, il a vu les rues longues sans éclairage, il a vu celles qui plongeaient dans le désert. Il a vu tout ça.
Quand je suis à l’hôtel, je le vois aussi. Je sens ce qu’il y a dans la prison. Je sens que tout est possible. Surtout la mort. C’est pour ça que je viens là, pour apprendre à écrire sur rien.
Waouh ! J’entends du foisonnement, j’entends de l’écriture et je vois les mots enlacés aux villes. Votre RIEN est riche! Merci
Charlélie, Satie, Patti, Shepard, Bolaño, florilège que je partage.
Merci pour ce texte très prenant.