40JOURS #16 Boire des paroles

© Dan Perfect | Village

J’aurais pu rester à Paris. J’aurais pu baisser les bras, détourner le regard, faire ce que je savais le mieux faire et pour beaucoup d’argent encore, faire le spécialiste, le grand docteur, faire le bonheur de mes parents, épouser une femme — ou un homme, ils avaient été bien préparés par les métamorphoses de la Chenille et après Ça-Chat, tout leur paraissait tolérable —, leur donner des petits-enfants — et pourtant, ils ne m’avaient jamais donné à Malice, c’est plutôt Malice qui m’avait été donnée, comme une bénédiction, même s’ils n’y étaient pas pour grand-chose —, j’aurais pu épouser toute entière la stratégie de l’évitement qui consiste à ne jamais, oh grand jamais, s’adresser la parole à soi-même, mais comment être sûr alors qu’on ne se croisera pas sous un mauvais jour dans une chambre d’hôpital, dans un musée où l’on entre pour s’abriter de la pluie, sur une photographie en noir et blanc au milieu de la foule dans un journal d’avant sa naissance ? Je mentais. Je mens encore, mais à plus haut niveau, j’ai changé de division. Je mentais alors consciencieusement sans bien savoir pourquoi. Sur les yeux de mes collègues, je versais le sable d’un voyage exotique et je sautais dans un train pour me terrer dix jours au fin fond de la province comme un photographe animalier à l’affût. Je ne voulais pas que quiconque mette son nez dans cette affaire qui était mon affaire. J’avais besoin de silence, d’une certaine forme du silence qui n’existe que dans les petites villes de province et dans l’écriture. Une forme de silence qui permet de disparaître sans quitter les lieux. Une forme de silence qui ferme les yeux des clients du café, des patients de la salle d’attente, des parents et des élus à la fête de la médiathèque… Dès que j’ai ouvert mon carnet, j’ai disparu de ce petit bar de bord de route — la Secousse ! Mais le tour fonctionne tout aussi bien au Canotier — . Il suffit d’écrire pour qu’on me croie ailleurs. C’est pourtant leurs conversations que je note avec avidité. Si je crayonnais leur portrait, ils s’en apercevraient immédiatement, sauf à les croquer dans le miroir, à la Lautrec, mais qui fait attention à ses paroles en régime démocratique ? Ils ont l’impression de m’interrompre chaque fois qu’ils m’interpellent… Ils me prennent à témoin sans savoir que je le suis. Je commande du vin, mais je bois leurs paroles. Et une simple allusion suffit à les lancer sur la grand-route…

Ce qui se passe dans les marais c’est à part. Ça l’a toujours été, ça le sera toujours. À part, chacun chez soi et les caches seront bien gardées. Maintenant qu’une partie de la ville s’est agrandie dessus, évidemment… ça ne change rien. Ce ne sont pas nos affaires, ce qui se passe en dessous et ce n’est pas les États-Unis ici, alors ça ne va pas le devenir. Les marais, ça a toujours été un lieu de passage, il s’y passe des choses, il y passe des gens, on y fait des passes — ne fais pas cette tête, on se parle franchement, il demande, je réponds et je sais de source sûre… — . Un lieu de passage : personne n’aurait l’idée de s’y installer à moins de ne pas avoir le choix et des gens qui n’ont pas le choix, il y en a toujours eu et il y en aura toujours, pas des noirs marrons comme aux États-Unis, ici on était bien trop occupé à chasser les parpaillots pour s’intéresser aux nègres — mais je rigole, d’abord il n’y en avait pas — mais des protestants qui espéraient trouver une traversée vers l’Amérique, ça par contre, on n’en manquait pas, d’ailleurs on ne les ratait pas toujours et dans ce cas, vous croyez vraiment qu’on allait se les enterrer en Terre sainte ?

L’apéritif se prolonge toujours comme ça : un gros causeur se lance dans une tirade. Les autres opinent du chef et une nouvelle tournée est servie. Quand il a le gosier sec, un autre prend le relais, avec une forme de modestie un peu pompeuse. L’air de dire : maintenant que ce rustaud a déballé le poisson, levons les filets.


Les marais sont un genre de Gange local : tout à la fois lavoir, réserve animalière, décharge sauvage et cimetière. L’assainissement de la partie est dans les années 60 a permis la construction de la zone pavillonnaire et du Lycée Jean Hyppolite. À l’époque, les écolos n’étaient pas aussi vivaces qu’aujourd’hui et comme nous ne sommes pas aux États-Unis, personne n’a songé à s’inquiéter de ce que les disparus du marais, probablement des centaines de macchabées au fil des siècles, se sentissent insultés par l’implantation de ménages moyens au-dessus de leurs vénérables têtes de poussières, au point de perturber le système électrique ou de faire claquer nuitamment les portes des placards.

On dirait une pièce de théâtre, un film plutôt, un Maigret… l’impression change à chaque minute. Est-ce qu’ils font ces dialogues parce que quelqu’un est là qui écrit, comme on danse imperceptiblement quand la musique joue, ou bien est-ce moi seul qui les entend ainsi, parce que je les prends en note ? 

Si personne ne s’inquiète des morts du dessous, dans les pavillons, c’est parce qu’on les connait : ils sont tous plus ou moins de la famille.
Y’a des imprudents qui pêchaient au foulard, des pauvres gens à qui on n’avait jamais ouvert la moindre porte de leur vivant et pour qui on n’allait pas faire exception avec celle du cimetière maintenant qu’ils étaient trépassés, pas vraiment de différence avec ceux qui se sont endettés pour vingt ans pour un bout de maison en plâtre avec un jardinet infesté de moustiques en été et détrempé toute l’année.
Aux États-Unis, ils ont que des étrangers qui vont et viennent sur la tête des Indiens des origines, pas étonnant que ça leur tape sur les nerfs. Ici, le rythme des pas est familier, ça rappelle la bourrée aux vieux dont on ne savait plus quoi faire, et ça berce les nouveau-nés qu’il fallait taire et enterrer avant qu’ils aient pu crier.

Et voilà qu’un d’entre eux parle de danse, justement, comme s’il m’avait entendu penser…

Un corps dans le marais disparaît de la vue en un rien de temps, et il est recyclé en moins d’un mois.
Ici, on n’a pas d’enfant qui parle à son pouce, pas de télé qui passe à l’envers la musique des Beatles, pas de voiture possédée dans l’allée Mozart.
Évidemment, le cas de Gabriella a beaucoup fait causer. C’est une petite ville. Ses escapades nocturnes du quartier résidentiel en chemise de nuit vers les marais restés sauvages, d’autant qu’elles la faisaient passer devant l’internat du Lycée Jean Hyppolite, c’est ça qui nous a valu ce qu’il est convenu d’appeler de fameuses légendes urbaines.
Marcel l’électricien, il ne voulait pas qu’on en parle des bizarreries de Gabriella. 
Mais après deux verres, il en parlait bien tout seul : et qu’elle savait plusieurs langues quand elle dormait, et qu’elle avait des discussions érudites avec Émile Gaboriau… 
Gabriella ? Des conversations érudites ? En plus le Gaboriau, c’était un monsieur et il repose dans l’ancien cimetière, celui qu’on visite avec les beaux monuments funéraires d’avant, pas dans les marais.
Pendant presque trois ans, Gabriella passait une heure par jour à faire la lecture à Émile Gaboriau, autrefois gloire locale, plus connu aujourd’hui — ô ironie du sort — aux États-Unis que dans son propre pays. Mais c’est encore la bibliothécaire qui sait le mieux cette affaire : elle lui conseillait les ouvrages. Et puis, du jour au lendemain, ça s’est arrêté. Enfin… la lecture.
Quelqu’un qu’ils ont fait venir. Un grand médecin. On ne l’a jamais vu. Mais c’est pas possible autrement.
La bibliothécaire, quand elle est bien lunée, elle montre une collection très particulière qu’elle tient de famille. Les Évaporées du marais (chuchoté). Je ne devrais même pas en parler, mais c’est si singulier et elle se fait vieille quoi qu’elle en dise. 
Depuis quelques mois, vous avez vu comme elle prend un soin de la statue de Jean Hyppolite. 
Autre gloire locale, mais encore bien à nous celui-là. On raconte pour la blague qu’il n’a pas supporté que son nom soit attribué à un bâtiment aussi laid. 
Mais moi je l’ai connu, je me souviens qu’il était assez ébranlé de savoir qu’on assainissait une partie du marais dans ce but.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

9 commentaires à propos de “40JOURS #16 Boire des paroles”

  1. voilà qui me fait vaguement penser à la confrérie des fossoyeurs de Mathias Enard

  2. Je vois que tu fais des cabrioles avec ce·tte narrateur·trice qui se faufile dans les méandres du marais. Une façon de prendre ses distances pour mieux lorgner sur l’écriture en acte ? — L’association du marais, des morts, au lycée, c’est en rapport avec l’Education Nationale ? — Il faudrait que je me penche sur la question. J’ai quand même longtemps hanté ces marais.

  3. L’écriture en acte… encore une terminologie willienne qui m’amène à faire de la recherche : j’ai eu le même coup avec la rééducation vestibulaire (je ne suis plus sûre pour rééducation, mais vestibulaire, ça, oui !). L’Archive Sauveterre est pavée d’écrits-traces, alors, oui, je me dis que mon narrateur (c’est un gars, à priori, le petit gnou devenu grand), je peux le traiter à la première personne au moins dans ces carnets (Les Carnets de R. Dewhite étaient déjà mentionnés dans l’inventaire convexe et concave de la fin de « l’atelier ville » en 2018 [PRINCIPES DES CORPS-SONGEANTS] http://www.emmanuellecordoliani.com/tiers-livre-un-bon-ete-frontiere-close-ouverte/#note%206
    C’est aussi l’occasion de re-lier des pages auxquelles je tiens plus encore qu’elles s’inscrivent à présent dans ce qui peut s’appeler « l’atelier Will » grâce à tes nombreuses contributions à Sauveterre [et notamment de ses cafés].

  4. Le grand Meaulnes, j’ai pensé, quelque chose dans le genre de la Sologne ? la Vendée ? Quatre-Vingt Treize ? (le truc des États-Unis me fait froid dans le dos, comme la disparition, vers le mois de septembre dernier, en Pologne, d’une femme d’une trentaine d’années, que les « médecins » refusèrent d’opérer – elle est morte, dans son ventre, son bébé était mort, elle se prénommait je crois bien Izabel) (merci à toi : j’aurais aimé signer tout le début – le reste aussi,mais je ne fais pas dans le conte – j’aime en lire, cependant)

    • Merci Piero, pour le passage, le Meaulnes —qui est mon grand amour de jeunesse et encore aujourd’hui avec Edmond Dantès — l’histoire et la cosignataire qui m’aguerrit grandement. Y4a pas mal d’histoires de femmes dans les marais. PAs la Vendée, mais pas loin, plus bas, et puis les petits arrangements fictionnels. Les mêmes qui me permettront d’adopter bientôt Isabel et son bébé dans le conte. Des réparations de 12e fée tout ça. Mais que faire d’autre ?