Aujourd’hui, je le sais, je ne suis plus moi-même depuis longtemps.
D’abord, la porte de l’immeuble n’a pas voulu s’ouvrir. J’ai cru un instant avoir oublié le digicode, une simple absence peut-être, mes nuits étaient courtes cette année-là. Impossible de me souvenir. Et puis un frisson m’a traversé, mon front et mes mains sont devenues moites en comprenant ce qui m’arrivait. Ce code, je ne l’avais jamais connu.
J’étais pourtant venu ici, au 26 rue Damesme, comme si j’habitais là depuis toujours, une irrésistible habitude en moi. Les gens du café à côté m’ont salué avec un air entendu alors j’ai hoché la tête pour ne pas attirer les soupçons. J’ai fait semblant de chercher mes clés dans mon sac en voyant un voisin sortir. Il m’a tenu la porte, j’ai oublié de sourir, on le voudrait mais on ne sourit pas ou trop tard lorsque quelqu’un vous sauve la vie. Je l’ai senti, il avait l’habitude de parler avec moi ou je ne sais qui mais j’ai pressé le pas pour disparaître dans l’escalier. Je les ai grimpés en vitesse, mes jambes les reconnaissaient, un étage, puis deux, puis trois. Puis jusqu’où comme ça et pourquoi faire. Je suis redescendu un peu hagard, deuxième étage, qu’est-ce que vais devenir, premier étage, une impression vaguement familière. Le trousseau que je serrais dans ma poche ne m’appartenais pas mais il fallait que j’essaie une de ces clés. Il fallait que j’entre quelque part, Paris dehors était devenu la plus grande inconnue de toute mon existence, si cette existence était toujours la mienne. Une porte au hasard. Oui mais quelle clé ? Quelle porte, quelle clé, quel étage. Et puis cette voix m’a demandé ce que je faisais là comme ça sur le palier.
Elle avait entrouvert sa porte sans que je ne l’entende et me souriait comme si elle me connaissait depuis toujours. J’ai bafouillé une excuse inaudible. Le silence n’a pas eu le temps de prendre ses aises, elle a tourné les talons et a disparu dans une pièce, la cuisine peut-être, en laissant la porte ouverte. Je suis entré sans hésiter. Je ne connaissais rien de cet endroit mais j’ai rejoint le salon comme si j’avais l’habitude de le faire. Elle n’a pas mis longtemps avant de me rejoindre, s’est assise dans un fauteuil en face de moi, a repris la cigarette qu’elle avait laissée dans le cendrier. J’avais envie de détailler du regard sa longue chevelure, les faussettes de son visage qui me donnerait peut-être une idée de son âge, ses courbes, son regard. Mais c’était trahir mon imposture. J’avais la chance d’être entré quelque part, il ne fallait pas que je la gâche. J’avais l’arrogance de croire que je pouvais tenir longtemps comme ça. Elle m’a demandé si j’avais passé une bonne journée et j’ai fondu en larmes.Je ne savais plus rien de ma journée et des précédentes. J’avais la nostalgie de quelque chose que j’avais connu sans savoir quoi exactement. J’avais le sentiment que ce quelque chose était important pour moi et que je ne connaitrais plus jamais. Elle m’a laissé pleurer un long moment en silence et puis elle s’est assise à côté de moi. Elle m’a dit que tout irait bien, que je n’avais qu’à dormir un peu, qu’elle m’appellerait pour le repas.
J’ai choisi la chambre au hasard et elle semblait me correspondre. Elle semblait correspondre au corps que j’habitais, au contenu de mon sac, celui d’un étudiant, et au regard que cette femme portait sur moi en m’y accompagnant avec un signe de main. Je jetais un œil par la fenêtre, le luminaire du bar en dessous clignotait, sa machine à café faisait vrombir le parquet, c’était l’heure du dernier verre entre collègues avant de rentrer. Je me suis écroulé sur le lit.
L’odeur d’une piperade m’a réveillé un peu plus tard. La table était dressée pour deux. La femme qui pourrait être ma mère, ma sœur, mon amante – comment aurais-je pu le savoir- nous a servi sans un mot, sans engager la discussion. En la regardant cette fois pour de bon j’ai compris qu’on ne se connaissait pas. Cette femme était aussi seule que moi. Elle et ce garçon dont j’habitais le corps s’étaient peut-être croisés une ou deux fois dans l’escalier. Mais la chambre dans laquelle j’avais dormi appartenait à quelqu’un d’autre qui n’était plus là depuis longtemps et qui ne reviendrait pas. J’ai fini mon assiette comme si de rien n’était, je me suis excusé pour aller aux toilettes et j’ai fui comme un lâche.
Rue Damesme, le café en fête, l’avenue d’Italie, la foule de voitures, pour aller où, le Macdo, le Franprix, la rue Tolbiac, pour aller où, le bus, le métro, pour aller où.
Quand je suis revenu dans l’appartement, le dessert était sur la table. J’ai attendu qu’elle pose sa première question mais elle n’est pas venue. Elle n’est jamais venue et le dessert était excellent, comme toujours.
J’ai vu du Gena Rowlands dans cette femme. Cette force tranquille et cette influençable assurance.
Mais oui, vous avez raison, c’est elle ! Merci, son visage ne me revenait plus…