Dionysos est démembré. Chaque jour et chaque soir. Je marche. A Marseille je traverse la rue Cassini et là, presque à l’angle avec le boulevard Camille Flammarion, je piétine immenses plaques noires. Un jour je les ai vues ouvertes ces plaques sur le trottoir et j’ai aperçu quelqu’un descendre des escaliers d’habitude invisibles et rentrer dans la terre. Par hasard un soir j’ai lu Titanos marqué en grand sur ces portes noires. Là à quelques pas de chez moi s’ouvre la voie vers un monde souterrain, ce Tartare où les Titans sont ensevelis. Cachette d’êtres de la terre, de la chaux, du bitume, cachette de ces êtres du goudron. Je descends dans ce monde aride, brumeux, vers les fondements des terres et des mers, là où le corps de Dionysos est démembré par les Titans.
La route disparaît. Le cataclysme arrive et l’autoroute s’effondre d’un coup. Un bruit sourd. La route s’est abattue sur le Fleuve par morceaux immenses, puis elle a été recouverte d’eau.
Le monde est béni par la croissance, regorgeant de richesses, il connaît une prospérité inouïe et chacun goûte le bonheur. Ses habitants deviennent présomptueux, laissant libre cours à leurs vices. Les dieux décrètent alors la fin de ce monde, et ce jour là il tremble, s’ébranle et disparaît, percosso dai venti, englouti dans la tempête. En une seule nuit ce monde se précipite dans les gouffres de la mer, devient mythe et on le cherche encore depuis la nuit des temps. Il s’est liquéfié peut-être. Je regarde la carte et je navigue à la recherche du monde effondré, de la route submergée dans les flots, dans l’eau. Je prends la route de l’Ouest. C’est là, à la frontière de l’Est et de l’Ouest, de la riviera du Levante et du Ponente que tout est arrivé. Je cherche ce monde enseveli, j’essaie de déchiffrer les cartes. Sur le site l’organisation et l’organigramme sont clairs, il est là, la capitale est construite sur des centres concentriques de terre et d’eau, le Capital est là. Tout est là, tout est écrit noir sur blanc, dessiné avec les couleurs brillantes des brochures commerciales, les fonctions et les responsabilités, les schémas, les pourcentages, les sociétés. Tout est prévu. Atlantis, Atlantide, Atlantia, axe du monde, monde d’innombrables ressources, séjour atlantique d’une race conquérante, sponda Atlantica del capitalismo italiano, une force primordiale, force des Titans, prise par la frénésie de domination. Atlas est son roi, colonne de pierre séparant le ciel et la terre, connaisseur des profondeurs de la mer, frère de Prométhée, allié de Cronos. Une sage administration fait d’Atlantide une grande et admirable puissance, cette entreprise magnifique qui nous fait voyager. Avec une boussole, j’essaie de localiser géographiquement la ville ensevelie. Elle est là, tout près, autour de nous, pourtant tout est imperceptible, si invisible aux yeux inexperts. Je ne savais pas qu’elle était dans ce béton, tout le long de la route du Pays. Atlantide est la route, on voyage sur Atlantide. Tu ne savais pas que tu voyages sur les épaules de Titan, qu’il te soutient, tu ne le sais pas qu’il est là, là aussi, qu’il tient tous ces viaducs, qu’il règne dans ces aires de services, qu’il était là, sur ce Pont, derrière tous ces noms qui se déploient comme une volée d’oiseaux. Atlantia traverse tout le pays, traverse 24 pays. Elle gère 14 000 kilomètres d’autoroutes, 4736 kilomètres au Brésil, 1100 kilomètres en Chile, 1153 kilomètres en Espagne, 1929 kilomètres en France, 3255 kilomètres en Italie, plus du 50% du réseau autoroutier italien, 50% du réseau espagnol, 25% du réseau français… Atlantide se reconfigure, comme un mythe elle mute, Atlantia change de nom à chaque fois, Abertis, Arteris, AB Concessoes, Sanef, Autostrade per l’Italia, elle se multiplie, comme des anguilles qui migrent en rampant sur le fond de l’Océan (DYONISOS ?). Atlantia gère Fiumicino, premier aéroport d’Italie, les aéroports de Ciampino, Nice, Cannes-Mandelieu, Saint Tropez. Atlantia possède une part de marché de l’Eurotunnel, emploie 31 000 salariés, Sintonia est son premier actionnaire, une subholding financière contrôlée par la holding Edizione de la famille Benetton, oui celle des pulls aux couleurs vives, qu’on achète avec maman pour les grandes occasions, quand on ne va pas à l’Upim, quand on est à Salerno et en rentrant du Lungomare on s’arrête parfois sur le Corso Vittorio Emanuele, ou qu’on reçoit en cadeau sous l’arbre de Noël, cette famille Benetton qui tous les jours traverse nos vies, nous habille, nous nourrit, nous fait un café Kimbo dans les aires de service, nous place, nous assure, nous déplace, nous rassure, cette entreprise qui nous soutient comme Atlas. Elle est Atlas, elle nous possède par ces cris de Titans, ces mots holding, subholding, mots de ceux de l’île engloutie, mots insaisissables, de ceux de l’île au trésor, cette île plus grande que la Libye et l’Asie réunies. J’entends les noms, les cris de ces Titans aveugles, les cris de ces géants à la force primordiale. Pourquoi Atlas n’a plus tenu ce Pont ce jour là ? Je découvre avec ce fracas infernal, con quel boato, que la Società Autostrade per l’Italia c’est la holding Atlantia qui appartient à Benetton. L’albero della cuccagna. Bénéfices immenses, rentabilité au-delà de 50%, péages très chers. Une manutention aujourd’hui dans les salles des tribunaux. Atlas se déplace et le Pont s’écroule. Un limon infranchissable reste là, à sa place.
C’est une guerre, c’est la castration d’Ouranos, (développer) une castration primaire, assaut aux états, assaut aux richesses, assaut aux pauvres, c’est la guerre des Titans, le défi de la souveraineté. Tous se laissent faire et tout se défait. En 1999 les autoroutes sont privatisées en Italie, la force règne maintenant, les prix des péages augmentent, l’occupation diminue, sparizione dei casellanti, uno dei peggiori mestieri della terra quello, immerso nel CO2, les sigles se transforment, les mots changent encore, Edizione S.p.A. à la place de l’IRI, les activités se séparent, d’autres sociétés naissent « Sei in un paese meraviglioso », Autostrade per l’Italia S. p. A. voit le jour, celle des panneaux en aluminium de l’autoroute, contrôlée par Atlantia S. p. A., leader mondial dans les infrastructure de transports et dans les systèmes de payement pour la mobilité, Telepass per intenderci, altro Titano.
Le 14 août 2018 vers 13h je reçois un message de Paola. Elle me demande où nous sommes. La question me surprend. Puis, elle me dit l’Effondrement. Le Pont que mes enfants adorent, le Pont de Brooklyn en Italie. Dans la nuit, j’ouvre les plaques noires Titanos et je pars à la recherche d’Atlantide. Je rentre dans les souterrains de la ville, traverse fleuves boueux, marécages, je vois étangs glacés, lacs de soufre, eaux de poix bouillante. Je parcours des autoroutes de plus en plus souterraines, de plus en plus fines, légères, élastiques, je me perds au milieux de ces fibres optiques, j’avance vers la frontière d’Hadès je ne maîtrise plus la navigation en haute mer au delà des colonnes d’Hercule. Chaque nuit, j’ouvre les plaques noires et je suis les traces d’Atlantia, ses noms changent, si mimetizzano, se camouflent. Ils nous détiennent ces mots, nous mettent à mort. Nous sommes le poids mort qu’Atlas ne maintient. Ces mots nous assèchent, nous dépouillent, nous mordent. Apollon ensevelit le corps de Dionysos, nous enterrons les autres corps démembrés.
quel travail !!! Envie de la découvrir encore plus
Merci! Je poursuis donc!