J’ai rencontré Sophie en 1982, un samedi soir dans un bar à Bordeaux. Le bar était bondé, tout le monde hurlait, la veille j’avais été voir un concert de rock. J’avais passé ma soirée à hurler près des enceintes. Donc ce soir-là, quand Sophie m’a adressé la parole, je lui ai expliqué par des gestes que je ne pouvais pas parler et que j’entendais mal. Elle m’a souri, et elle m’a dit : tu es un sourd-muet. Je ne sais pas pourquoi, j’ai souri en haussant les épaules, elle a souri, ça a commencé comme ça. Elle a parlé pour nous deux toute la soirée, je l’ai écoutée. Je n’ai jamais aimé tellement parler. Le hasard fait bien les choses quelquefois, nous faisions nos courses dans le même supermarché. La semaine suivante, je l’ai vue au rayon frais, elle parlait avec une amie. Je suis allé vers elle, j’avais retrouvé ma voix, je pensais lui faire une surprise. Elle m’a vu, elle m’a souri, mais elle a continué la tirade sur laquelle elle s’était lancée avec sa copine. Après, elle s’est tournée vers sa copine et elle lui a dit : voici Bruno, un ami, il est sourd-muet. J’aurais dû rectifier ses propos, mais on aime tous être plaint, qui n’aime pas, quand on est un peu malade, ces moments où l’on est dorloté. On a fini nos courses ensemble, arrivés à la caisse, la caissière m’a demandé si j’avais la carte de fidélité, Sophie est intervenue pour m’aider, et la caissière m’a regardé avec compassion. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée de me taire pour Sophie. C’était un peu pour elle, un peu pour moi. Ce soir-là, j’ai dormi chez elle, et je crois qu’on ne s’est jamais quitté. J’ai abandonné mon appartement deux mois plus tard et je suis venue vivre avec elle. Je travaillais dans une entreprise de chaudronnerie depuis quelques mois. Je ne connaissais personne à Bordeaux, mes parents vivaient à Toulon, je les appelais une fois par mois. La vie a suivi son cours. Nous avons eu trois enfants, deux filles et un garçon. Je ne pouvais plus faire marche arrière, et puis se taire c’est une habitude. Je ne sais pas si j’ai eu de la chance, sûrement, pendant trente ans, j’ai tenu. Sophie a toujours parlé énormément, c’est une pipelette, je crois que mes enfants n’ont pas manqué de mots. Et en grandissant, mon handicap a peut-être renforcé leur amour. Ils sont tous passés par ce moment, au début de l’adolescence, où il comprenait ma différence et il venait vers moi et il me serrait dans leurs bras. Je suis à la retraite depuis cinq ans, j’ai deux petits enfants, on joue quelquefois en silence à des jeux de société. Sophie parle toujours autant. Elle a décidé que maintenant qu’elle était à la retraite, elle allait apprendre la langue des signes pour pouvoir échanger avec moi. J’ai eu un moment de panique. Puis j’ai repris mes vieilles habitudes, j’ai commencé à simuler un problème de vue. Tout aurait pu durer éternellement sans ces saletés de réseaux sociaux. Toutes les semaines depuis quarante ans, je m’accorde une soirée avec les copains du travail, maintenant avec les copains retraités. Pour Sophie, je vais à une soirée au centre pour les malentendants. Depuis quelques années avec mes copains, on a abandonné le bowling, pour le karaoké. On rigole bien. Ce couillon de Denis n’a pas pu s’empêcher de nous filmer la semaine dernière. Je ne sais pas comment, mais une amie de Sophie m’a vu sur Facebook. Je suis sur scène, je chante :“We Are the champions”. Maintenant plus personne ne veut me parler, Sophie est partie, elle veut divorcer. En me taisant, je me suis perdu un peu moi-même.
Codicille: Je suis hors sujet.I'm free.The Who
Silence admiratif. Trop fort. Bravo Laurent. Merci
Pas hors-sujet. C’est une autre façon de se perdre !
je l’aime beaucoup ton histoire
Moi aussi. un régal.
C’est fou ce qu’on peut faire par amour ! Se taire. Se perdre sur un mal-entendu. Et perdre le pari pour finir. Une nouvelle en germe ! Merci Laurent.