Parce que les fois que perdu, tu mémorises. Les rares fois que perdu, dans le même arrière-fond sombre du crâne, et qui ressurgissent ensemble. Les fois que perdu, dans le fond du crâne dans un endroit à elles toutes ensemble, une fête noire et sinistre, elles rient de toi et ricanent pour toujours. Une nouvelle copine qui vient, et ça redouble, elles s’y mettent toutes. Et toi même sans lampe pour savoir ce qu’il y a là dans le recoin noir, il suffit de penser à elles, au trouble, aux ricanements, à l’inquiétude qui remplace la ville, comme si les surfaces broyées, comme si les façades du sable, comme si derrière fenêtres et volets plus rien que des morts, pour te souvenir dans l’instant même de comment c’était, perdu. Et encore l’autre jour, et dans un mouchoir de poche, et qui te croyais fin avec ton téléphone à la main. Et prenant à droite au lieu d’à gauche, ou le contraire, ou t’imaginant qu’en coupant là tu la rejoindrais, cette rue que tu connaissais pourtant, cette rue toute minuscule, presque plus large que longue, avec le bâtiment à drapeau au milieu qui était où tu allais. Et projeté soudain dans ce coin de trottoir où tu te souvenais qu’à telle époque habitait X., que tu étais venu plusieurs fois, qu’avec lui tu t’entendais plutôt bien, qu’il t’avait même rendu visite l’année où tu habitais à… et qu’une fois bien plus tard revu à Montparnasse, à bout d’usure par l’alcool, ce type plus jaune que toi et rongé, puis aucune idée de ce que devenu, disparu aussi du monde professionnel et donc, comment tu pouvais être devant chez lui (plus chez lui, tu avais regardé les noms sur l’interphone) alors que tu te rendais dans cette autre rue, que l’heure était passée déjà, que tout allait de travers déjà. Les fois que perdu, dans les forêts, en Allemagne, vraiment perdu plus rien que peur. Ou, quand tu prononces en toi le nom de telle ville, ou pourtant retourné souvent, ce que tu revois cette rue droite, cette rue droite et étroite, rue partout en chaque endroit la même et toi marcher, encore marcher et tu y arriveras puis non, dans le mauvais sens ça tu ne risquais pas d’arriver. Mais alors tellement loin parti dans le mauvais sens que plus de retour. Villes où se perdre est un jeu, qu’il est beau d’apprendre la grammaire du comment se perdre. Comment on prend plus de goût d’une ville si elle accepte qu’on s’y perde, oh ces ruelles de Rome et ces églises qui dans la nuit y semblent reparaissantes. Mais quand la ville perdue se double de la langue perdue : descendu de ce terminus d’autocar parce que c’est là qu’on t’avait dit de descendre, puis les rues une par une tentées, puis retrouver le terminus d’autocar et le type était là qui attendait, dans la nuit le bus éclairé, le type à son volant et la cabane de kvas un peu plus loin éclairée aussi mais la nuit, tout autour la nuit alors quoi, repartir, tenter de trouver, ne pas trouver, tenter de revenir au terminus du bus cette place ronde où il y aurait au moins la cabane de kvas et non, même plus trouver la place et si tout ce que tu savais prononcer c’était le nom de la ville, mais que tu y étais encore dans la ville, qu’une ville ce n’est pas le petit empilement de son centre mais qu’elles est encore partout elle-même jusqu’au bord où elle cesse, toi à un couple croisé tu demandais où était la ville dont tu prononçais le nom et eux sans doute ce qu’ils te demandaient c’était où dans la ville, quoi dans la ville même le mot autobus tu n’étais pas capable de le prononcer ça avait duré, ça avait duré cette affaire. Et si enfant, dans le village à deux rues, une qui s’appelait rue Longue et une qui s’appelait rue Basse, et comment se perdre dans un village à deux rues et la panique, tu t’en souviens de la panique, tu t’en souviens du hennissement géant et du fracas de cette remorque aux roues cerclées de fer, tu t’en souviens de toi courant, de toi droit devant toi, de toi dans plus rien que la nuit et est-ce que ce n’est pas le même hennissement toujours, aujourd’hui toujours, n’importe où toujours, où que tu sois perdu.
Hmmmmm… ça s’annonce costaud !
Merci, François, pour ce magnifique texte, qui fait peur.
On sent ici que les minutes d’impro infusent. Beau texte, puissant.
Oui, tout est dans la langue. L’universalité de ces « perdu » particulier, leur rendu. Merci.
Je m’étais cru perdu un instant sans voir le fil que j’avais entre les mains et qui me ramenait chez moi sans jamais casser.