Il y a deux façons de se perdre dans la ville : par choix ou involontairement.
1. Vous avez délibérément bifurqué à gauche, puis à droite, puis deux fois à gauche. Vous voilà dans une rue dont vous ignorez la plaque émaillée. Vous souriez à votre espièglerie. Vous vous félicitez de sélectionner l’aventure dans votre liste d’excentricités. Vous êtes une fofolle aujourd’hui et vous êtes à deux doigts de suivre des gens, telle une nouvelle Sophie Calle. Tenez, ce jeune homme aux cheveux bleus est une proie idéale. Où va-t-il ? a-t-il rendez-vous avec une fille ou son dealer ? se rend-t-il au Conservatoire de musique ou au parc ? Vous lui inventez mille destinations et vous n’êtes pas peu fière de votre imagination foisonnante. Zut, le jeune homme s’est retourné trois fois. Il s’arrête, attend que vous le dépassiez pour vous suivre à son tour. Comme vous ne savez pas où vous allez, votre démarche est hésitante. Vous fouillez dans votre sac pour vous donner une contenance. Vous souriez bêtement, offrez votre visage au soleil comme si vous étiez habitée du bonheur simple d’être en balade mais la présence du type dans votre dos fait monter en vous une chaleur inattendue. Vous êtes toute rouge et la sueur mouille votre nuque. Vous vous intéressez maintenant au nom de la rue comme si c’était un Renoir oublié. Un coup d’œil derrière vous : le gamin aux cheveux colorés a disparu. Il n’a peut-être jamais été à vos trousses. Votre gorge gratte un peu. Vous toussez, mi-déçue, mi-honteuse.
2. Vous ne savez plus où vous êtes. Vous avez pourtant bifurqué à gauche, puis à droite, puis deux fois à gauche, comme indiqué sur la page imprimée de google maps mais la carte est trop petite et les noms de rue n’apparaissent pas. Plus de batterie dans le téléphone ; tous les trottoirs se ressemblent. Vous pourriez demander votre chemin ; qu’est-ce qui vous en empêche ? Quelle puissance étrange vous force à vous taire, vous scelle la bouche jusqu’à avoir la nausée ? Vous inspirez pour chasser le sanglot qui vous ramène à l’enfance, à ce chaos de désespoir quand vous vous perdiez dans le supermarché. Mais ici et maintenant, pas de caisse centrale, pas de micro pour appeler maman à l’aide. La ville est muette, et lourde, et hautaine. En une minute, la cité qui vous caressait de vent et de klaxons, de rires et de lumières est devenue une résistance de béton. Vos tempes battent et la panique gronde dans vos oreilles. Vous la connaissez pourtant cette ville. Les quartiers ont du sens pour vous, vous y avez des souvenirs mais vous ne faites pas les liens entre eux. La ville est un puzzle retourné sur la table au moment de trouver les quatre coins pour entamer l’assemblage. « La perte est un commencement » et cette pensée, loin de vous réconforter, vous laisse sidérée au bord de l’égout.
Bonjour Isabelle
Ton double texte me touche beaucoup !
Comment ne pas vraiment gagner à se perdre…
Merci pour ce beau moment de lecture !