Je ne me souviens pas de la ville où je suis née.
Je ne vois pas ses contours, ni les personnes qui la peuplent.
L’artère principale bordée de platanes, oui. Avec la lumière des phares de véhicules sortant de l’autoroute.
J’ai bien peur que les autres souvenirs que j’en ai soient inventés.
Je vois un théâtre, avec une entrée sombre et deux ou trois places de parking devant.
Je vois le quartier où mon grand-père a grandi : le trinquet au mur beige bordé de rouge, où la balle rebondit, où les hommes se défoulent.
Juste à côté, je vois le restaurant où ils travaillaient. J’imagine une longue bordée de fenêtres donnant sur le terrain. A l’intérieur, les tables aux nappes blanches, le couvert déjà installé. De la cuisine, on entend le tintement des verres que l’on déplace, le fumet des sauces qui s’immisce dans la salle.
Je vois les rues de la cité où mon père a marché. Je vois les trottoirs étroits, le gravier des parcs. Des platanes encore et un petit chien tenu en laisse dans les jardins de la mairie. Je vois ma grand-mère portant un beau manteau lie-de-vin, des escarpins blancs et des bas couleur chair. Je la vois jeune avec sa mise-en-plis et toute cette force de vie dans ces yeux. Elle les enterrera tous.
Je n’ai aucun souvenir de l’hôpital où je suis née. Je ne comprends pas pourquoi les enfants naissent dans des endroits aussi sordides, comme si on voulait leur dire, faites gaffe, vous n’êtes ici qu’en sursis. Regardez l’étage plus bas, à la moindre incartade, c’est la dégringolade et hop, au cimetière.
J’imagine les voitures nous attendant à la sortie de l’hôpital, de ces longues vieilles voitures aux démarrage éternel. J’imagine être enveloppée dans une couverture de laine blanche. J’étais là, mais je n’ai rien vu. J’imagine ma mère monter à l’arrière, l’enfant collé contre son cœur. J’imagine qu’il devait faire froid dans le petit matin printanier. J’imagine un soleil timide tentant de percer les nuages. Peut-être même une pluie fine comme cela arrive souvent, là où je suis née.
Mais je ne me souviens d’aucune des rues de la ville où je suis née.
C’est un magnifique texte, Irène, tout en finesse, en jolies touches délicates. On voit tout et plus. On est dedans. j’aime « J’ai bien peur que les autres souvenirs que j’en ai soient inventés » et les lumières des phares du périph et tout ce que peu à peu vous construisez. Merci.
ces images paragraphes qui grossissent: chemins/ellipses d’une mémoire qui se souvient (pas) . ce précipité hôpital cimetière et ces touches très douces, les grands parents, la mère ,le père …Merci Irène