Son corps obstrue l’entrée de la station depuis dix bonnes minutes : j’ai observé son manège pendant que je prenais un café au comptoir d’en face. Elle est plongée dans la contemplation du trou noir au bout de l’escalier étroit. Elle tient en équilibre tout au bord de la première marche, sa canne en appui sur la troisième, ses cheveux blancs traçant une ligne bien nette sur son manteau bleu ciel. J’ai peur de la bousculer en me faufilant… Elle se met en branle, ça la surélève comme un diesel, et son corps bascule vers la bouche sombre avec une grâce lourde, dans un mouvement continu qu’elle accompagne du murmure d’un aaaaaahhhhhhhhhhh vertigineux
Alice A. / collection privÉe
J’ai peu de souvenirs de la station Exelmans, si ça se trouve je n’y suis jamais allé, ça me semble loin, je n’ai plus vingt ans et quand j’avais vingt ans, j’avais une bicyclette et des jupes légères en été, lourdes en hiver, j’évitais les bouches de métro qui ont un trop grand appétit, je n’étais plus née de la dernière pluie à suivre le premier lapin qui passe — homme énigmatique et élégant comme l’Indochine dans son complet blanc —. À vingt ans c’était bien fini tout ça, tu vois ? Je les évitais comme la peste. Alors qu’enfant, ces bouches scrupuleusement identiques pour qui ne savait pas lire et qui s’ouvraient n’importe où… Quelle idée de les faire pareilles au cinéraire qui blanchit au soleil ! Et ces petites lampes d’orange sanguine, elles aussi criaient à l’ogre. Mais enfin, enfant, on s’en moque. On aime quand ça tremble des pieds à la tête au passage du train qui emporte tous sur son passage. C’était étrange de ressortir ça ou là par la même bouche… les rampes entrelacées, les lampes vermillon, ces yeux morts d’un dragon plus terrifiant encore dans son sommeil de jour, la fraîcheur malade en bas des escaliers et le bruit à tout casser. Enfant, je ne trouvais plus la sortie des couloirs, des tunnels, des personnes si nombreuses et si intéressantes qui se pressaient là-dessous. Comment ces épopées ont-elles cessé ? C’est un peu flou, mais je sens que ça se précise et c’est pour ça que j’y suis retournée encore tout à l’heure… Où ? Bien malin qui pourra le dire ! J’ai peu de souvenirs de la station, le four de la gueule ouverte fait trou noir, il faut s’y faire. J’aide un peu le destin en criant tout bas « Aaaaaahhhhhhhhhhh » dans la descente. Ah, ça, vous avez bien raison, remonter c’est autre chose ! Mais je ne ma suis pas perdue, tout le contraire : je me cherche, je suis sur le point de m’y retrouver. Un peu de patience, c’est ce que mon fils semble incapable de comprendre. Pourquoi me chicaner sur l’horaire du dîner puisque je le prends seule avec mon chat ? Enfin, quand il est là… Ça-Chat n’a pas d’heure et à son âge c’est bien normal, comme au mien d’ailleurs. On ne peut pas se laisser avaler sans donner le temps de la digestion. Ce n’est pas poli et mes parents étaient très stricts sur ce point. La politesse c’est la seule chose qui nous différencie des dragons qui vous gobe sans dire bon appétit. Je plaisante. Je les fais marcher, tu le sais toi, Mousy. Pourquoi les petites vieilles devraient-elles perdre le sens de l’humour en même temps que celui de l’orientation ? Petite vieille, parfaitement, c’est bien ce qu’ils voient quand ils me regardent dans le miroir et c’est bien comme ça. Nous, Mousy, nous voyageons d’un trou à l’autre pendant ce temps-là. Et je voudrais bien voir qu’ils viennent m’expliquer comment ça doit se garder, un beau petit gnou comme toi ! C’était Exelmans ? Si vous le dites ! Ce n’est pas parce que je ne savais pas où j’étais que je ne savais pas ce que j’y faisais. Vous n’accordez pas beaucoup de prix à l’histoire du clown qui cherche ses clefs sous le réverbère, n’est-ce pas ? Vous avez tort, bien tort, mais je n’ai pas fini ma phrase et à la fin, à la fin seulement, vous comprendrez combien j’étais dans le vrai.
Emmanuelle, voici un grand et beau peu de souvenir.
Merci pour ton métro Exelmans à toi !!
Merci FIl. Je sens que je n’ai pas fini de fouiller ces absences d’Alice…
En lisant ton texte, j’ai l’impression d’être une souris et toi une chatte, tu joue avec le lecteur, et en même temps tu dis un peu, et ce un peu, il vibre. Bravo.
Merci Laurent. C’est tout un chantier de cette période d’essayer d’être moins démonstrative sans pour autant tourner au cryptage complet. Ta lecture m’encourage dans ce sens.
Un dernier Ier pour la nuit, chat du Cheshire et lapin blanc pour guider les rêves, en fond ton rire moqueur, telle qui trouve qui croyait perdre,
J’ai fort envie de fouiller cette voie labyrinthique. Malice dans le métro, c’est sûr qu’elle pourrait y retrouver bien des habitants, vieillis , comme elle, de son grand périple de l’enfance.