Un gros chien en laisse sur la route, voilà tout ce que j’ai vu après avoir croisé son regard clair. La vingtaine, elle allait triomphante droit devant moi à grands pas allongés par la traction du chien. Il me fallut un instant pour savoir que je n’avais jamais vu son visage. Sans doute une touriste de passage. Ou peut-être une étudiante prenant ses quartiers dans le voisinage. À vrai dire, je ne me suis pas posé de questions. C’est quand elle se présenta deux heures après dans l’hypothèse de me déposer son CV que j’excluais la touriste. Elle voulait juste un job d’été. Son chien avait disparu. Et pour son chien il fallait de l’espace, bien plus qu’un logement étudiant.
En poursuivant mon chemin, quelques mètres après la jeune femme et son chien, un homme attendait mal assis sur le bord d’un muret avec un garde-corps en grillage rigide en guise de dossier, sa sacoche à côté par terre. C’est son visage volontaire légèrement hâlé qui m’a interpellé. Il avait une expression qui montrait de la curiosité à interpréter son environnement, les personnes autour. Ses cheveux gris, ses rides visibles contredisaient une présence beaucoup plus jeune et volontaire. Il attendait l’heure d’un rendez-vous. Il allait passer un entretien. Manifestement, il ferait ses preuves.
David je le croise presque tous les jours. Il habite au bout de la rue dans une caravane au milieu d’un parking de graviers blancs et à côté d’une réserve d’eau anti-incendie entourée de grillage à deux mètres de haut. Cinquante mètres plus loin la rue aboutit en impasse. Un camion se gare toujours en parallèle de sa caravane. Au premier coup d’oeil une nuisance, pour lui c’est être à l’abri des regards. Le midi c’est pratique pour son dogue allemand noir croisé cane corso, il s’allonge à l’ombre du poids lourd. David a toujours un mot, une formule pour tous ceux qui le croisent et qui s’arrêtent et lui disent bonjour. Il vous sert la phrase du jour concoctée à son réveil quand il émerge. Le thème varie tous les jours autour de son chien, de son jardin et depuis peu de son travail sous les serres. Son jardin est à dix minutes de marche après le bout de l’impasse de l’autre côté du bois. Un lopin de terre bordé d’un vaillant ruisseau, voilà toute sa fortune. Quand il vous attrape il aime bien discuter de l’actualité locale ou nationale, assis sur une chaise pliante, et devant lui un verre de coca une bière sur la table de camping. Mais il est aussi capable de répéter inlassablement les mêmes anecdotes plusieurs jours de suite. Comme qui dirait y en a qui ont les moyens, le covid si ça trouve je ne l’ai pas aujourd’hui mais demain ou dans quarante-huit heures en attendant obligé de faire les autotests parce que les vaccins j’ai que deux doses pour bosser et aujourd’hui y en a un qui n’est pas venu, va bien falloir voir la hanche du chien sinon c’est foutu, comme dirait l’autre ceux qui sont au-dessus les patrons ils se rendent pas compte l’autre avec son téléphone il en avait deux c’est pas avec un smic que t’as deux téléphones, comme qui dirait les petits boulots et bien à midi même pas un petit canon on n’a le droit à rien pas une lichette rien a dit le patron tant pis moi j’m’en fous, voilà et bien voilà que le chien ne mange plus et j’ai vu le vétérinaire comme dirait l’autre les vétérinaires les moins chères et le chien doit se reposer, l’autre jour la municipale elle était-là ils s’arrêtent ils viennent pisser puis ils repartent ils font leur petit tour et puis les autres ils me font bien rire parce qu’avec leur voiture banalisée depuis le temps tout le monde la reconnaît même les gamins, ils ont du me voir passer sous les caméras de surveillance et bien ils continueront de me voir passer dessous, depuis que la voisine vous savez la nouvelle maison à côté et bien depuis qu’elle est là les services de la mairie passent plus souvent ils ne passaient jamais avant d’après qu’elle bosse à la mairie elle a un poste tout en haut, la fumée l’autre jour qu’on voyait là-bas au bout de l’autre côté c’est les logements insalubres y en a un qui est mort c’était dans le journal, comme dirait l’autre quand même pour un petit verre ils ne veulent pas même un petit verre tu travailles depuis sept le matin et à midi même pas un petit verre et pourtant un peu ça protège ça tue les virus, tient c’est l’heure des petits gâteaux pour le chien.