#40jours #08 | Mondes anciens

Plan d’action

La station la plus ancienne, dont il ne reste que des ruines, des images fugitives qu’aucune photo, qu’aucun racontement hérité ne viennent corroborer, appelons-la : l’Amnésie de l’enfance. On débouche là au terme d’une longue obscurité dans un tunnel chaud, étroit et sombre — débouche, oui, comme on tomberait d’une conduite d’eau en béton dans une rivière, comme aussi on dit en langage d’éclairagiste pour signifier qu’on va éclairer un espace ou une personne de telle manière qu’on puisse le voir nettement du public — dans un trop plein de lumière qui surexpose à jamais les souvenirs.

Vertigineuse et hypnotique la volée de marches de l’escalier du premier. Combien ? Innombrables : on ne sait pas compter encore. Ornées d’éclats rouges et verts, elles sont gaies, elles font jouet vu de près pas trop vite. Ça fait oublier la peur, le fond noir, les arêtes qui cognent dur. Les grands ne s’en méfient pas. Même mon grand-père qui boite — je ne sais pas encore cela, qu’il « boite » et quand ça n’a pas de nom c’est simplement sa façon, pas d’infirmité, de longue douleur familière, de mépris dans la bouche de sa mère —. La descente appelle, comme à ski, et tout en bas la lumière éblouissante de la rue qui découpe des sapins en fer forgé sur l’épaisse vitre translucide de la porte — Expérience de Mort imminente et lumière au bout du tunnel à jamais confondues dans cette image depuis l’enfance. — . Au pire, on n’ira pas plus loin. Il faut descendre après la sieste à l’étage, ou le matin quand « ah ! Ah ! La faim fait sortir le loup du bois » et le loup c’est moi. On oublie de tendre le bras court pour tenir la rambarde, on dévale et advient ce qui peut : on ne le saura qu’une fois en bas sur le petit palier qui dessert la pièce sombre où sont gardées les grosses fleurs qui soignent. « Casser les os, casser le cou ». Jamais rien cassé, mais les bosses, les bosses, on les croit en os. Les fleurs baignent dans un gros pot de verre — gros comme ceux des cornichons Molossol, les molosses croquants des Slaves —. Les fleurs m’attendent là, au cas où casse-cou, éponges amicales dans l’obscurité. Qui me réceptionne, accourant à mes cris, m’en applique une là où c’est blessé cette fois-là. Là où c’est le bleu, c’est jaune d’abord. Les fleurs déteignent. Passer du jaune au bleu c’est le but, comme du rouge au vert en auto. Dès que le pot est ouvert, l’odeur prend toute la petite pièce sombre. La tête tourne délicieusement, tournesol, dans les vapeurs de l’alcool et des émotions, puisque « ça en fait des émotions ». Le jus de la fleur coule sous la compresse énorme. Elle couvre tout mon genou ou me mange la moitié du front. Là où ça tape encore en dedans. « Blessures de guerre », dit mon grand-père. Bagarre de grandir. Parfois, on sent d’avance qu’on tombera.

À ce stade, il est encore possible de passer par un trou de souris, où l’on suit une souris, puisqu’on a une souris et aussi les baskets phosphorescentes de Bobby Potemkine jusqu’au dédale des pièces de la même maison d’enfance mais à hauteur d’enfant renforcée, obligée, comme on doit à chaque instant corriger la perspective quand on dessine un raccourci parce que la raison s’oppose à dessiner ce que pourtant on a sous les yeux tel quel : pied énorme et directement tête minuscule du Géant étendu de tout son long. C’est sûrement avec ce pied que la souris est tombée nez à nez et nous, avec Bobby, toujours en cortège : les aventuriers du chausson perdu. Mais au départ de l’Amnésie de l’enfance, on peut aussi opter pour la voiture surchauffée et chargée comme une diligence de la Frontière pour se retrouver après un voyage interminablement court à la Californie du Sud : 

Des plantes grasses plus hautes que moi. La seule verdure sur le sol sec. Gris bleu, des poulpes. Terriblement piquantes. Mon ballon de volley crève sur la pointe. Ce n’est pas la première fois. Le soupir, je peux le sentir encore, On savait que ça finirait comme ça.
Les clôtures donnent sur d’autres jardins. Elles sont toutes couchées par la végétation et le désintérêt des extrémités dans ces terrains en pente. Les grillages écartés sont mis sur le compte du passage d’animaux nocturnes dont on n’a pas idée. Les enfants aussi passent par là, et de clôture trouée en palissades lâches sillonnent la Californie, terre d’aventure, en essayant d’éviter les chiens moins compréhensifs que les éventuels gardiens en ronde.

En sautant simplement la grille, on peut accéder à l’enfance de la soigneuse, de l’autre côté de la Méditerranée. 

Il y en avait comme ça, là où j’ai grandi : de grandes maisons vides presque toute l’année. Les maisons continentales, on les appelait ainsi. Elles appartenaient à des Français qui ne venaient que pour les vacances d’été. À des Anglais aussi et à quelques Espagnoles très riches. Ils laissaient là un gardien ensommeillé qu’ils payaient mal pour avoir l’œil sur leur demeure. Nous écartions les clôtures pour nous glisser dans leurs jardins, grands comme des parcs. Enfin, jusqu’à ce que mes frères trouvent que je ne leur ressemblais plus assez pour partir en expédition avec eux. Parfois, nous rentrions par l’office quand on avait la chance de découvrir la clé sous un pot de fleurs, ou sur le haut rebord d’une lucarne. C’était rare, mais ça arrivait.

Il y a de ces passages secrets dans les jeux vidéos qui enjambent d’un seul coup d’un seul plusieurs niveaux, plusieurs paliers. Qui va piano, attend simplement le passage d’un fait d’hiver qui l’emporte pour toujours dans son grand SAC à triple meurtre et nous voilà à Gand, la bien-aimée, la ville sans polar. Ce voyage-ci prend de nombreuses années sans qu’on s’en soit aperçu. Il passe par Guermantes, comme Proust et Fourniret et l’on ne sait pas trop pourquoi c’est ici, à Gand que tout devrait se résoudre… On y va pour tourner en rond, entre quelques lieux et particulièrement le Museum Dr Guislain, 

médecin gantois visionnaire Guislain fut parmi les premiers à considérer les malades mentaux comme des patients à part entière, méritant un traitement digne. C’est la honte suscitée par la manière dont nous traitions autrefois les patients psychiatriques qui donnera naissance à ce musée en 1986.

Autrefois… à peine a-t-on douté de ce mot qu’on se retrouve à la case départ de l » Amnésie de l’enfance, pris dans sa pelote de laine, comme un chat on est au Fil :

solidement tenu et qui tient solidement les escalades des grimpeurs et des belles ascensionneuses de l’histoire telle qu’elle se raconte : en file indienne des mille histoires qui la précèdent et la suivront fil tendu au-dessus des ravins où se précipitent et s’entrechoquent les terreurs sourdes des chutes tandis que l’esprit file en funambule avide vers le mot d’après, le mont suivant dans le droit fil des conteuses ces araignées inlassables productrices du fil de soi sitôt entrelacé aux récits qui flottent dans le vent et les emportent — bestioles, voix et mots — aux confins à l’Outremonde fil invisible pris dans la trame des habits usés et retournés comme enveloppes des voyages sans tourisme de l’exil embarquant sans le savoir le dit avec la diseuse…

Bien arrimé dans son Amnésie de l’enfance, on s’aperçoit que celle des autres est à deux pas. On y va à pied, de l’autre côté de Valenciennes comme du miroir et c’est Val en signesdéjà. Mais alors on peut tout aussi bien sauter à pieds joints dans le trou du lapin, qui se confond avec un arbre creux et le monde d’Alice chut flotte tout autour, meubles et maisons en suspens.


 La façade, ça coulisse, ça s’enlève et on voit tout en une fois qui fait des petites boîtes bien sages, toutes proprettes, on voit tout et on te voit aussi, même les pièces aveugles elles se prennent le gros visage nez à nez, le gros yeux qui toujours l’air terrible de si près

Sur un coup de tête, il est vingt-cinq ans plus tard, et le petit qui parlait clown joue au monsieur sur les traces de La Chenille (là, je résume sévèrement, mais le temps nous tient). On avait pris un train, quitté Paris, vu du pays jusqu’à Jonzac. Il n’y avait pas grand-chose à se remémorer — un lycée, un appart de fonction, un parking, un rempart qui s’avéra à la revoyure un château — mais en se creusant la tête et le net, on y est resté deux mois. Sauveterre…

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

4 commentaires à propos de “#40jours #08 | Mondes anciens”

  1. Bon, là, il y a du Taf, et je ne vais pas pouvoir survoler à l’arrache texte très structuré et copieux, mais déjà : »Même mon grand-père qui boite — je ne sais pas encore cela, qu’il « boite » et quand ça n’a pas de nom c’est simplement sa façon, pas d’infirmité, de longue douleur familière, de mépris dans la bouche de sa mère — » qui rejoint immédiatement le texte que je viens de lire Sans caresses. Je n’ai pas mémorisé le nom mais je vais l’indiquer. C’est le fond qui crève le plafond de la forme, car c’est l’histoire qui touche, bien avant la façon avec laquelle c’est raconté. Bien ça compte, mais l’anecdotique a ses limites puisqu’il est inépuisable dans toutes nos vies. Je ne dis plus Merci ! Je dis Encore !

  2. Quelle maîtrise des mots et ce choix de présentation du texte… un régal mais à lire plus de deux fois pour en découvrir tous les trésors et à voix haute pour mieux l’apprécier. Merci

    • Merci ! Encore un grand chantier en cours : je n’ai parcouru pour l’instant que la page de gauche de ma cartographie. L’exercice fait beaucoup de bien pour se remettre les idées au clair.