Je ne prends plus l’avion pour tenter un usage plus sobre du monde et laisser aux jeunes l’occasion de faire quelquefois, l’expérience de voir d’autres cieux que les nôtres. Quelque chose se termine, deux siècles et demi de récits de voyage, un siècle de voitures automobiles, soixante-dix ans de voyages long-courriers accessibles, on rêve toujours du bout du monde tout en sachant déjà que l’expérience sera incomplète, fragmentaire, décevante tout particulièrement dans les villes, atteintes de gigantisme et où tout change si vite. On peut en faire le tour, aller aux confins, c’est une idée, ou bien les traverser à pied de part en part. Il faudrait y vivre, mais c’est une autre expérience, ce n’est plus celle du voyage.
Je suis allée à Wuhan en février 2020 quand a commencé la construction de ce gigantesque hôpital de 1000 lits en 10 jours. Je voulais voir. En France on ne parlait pas encore de confinement, même si l’Italie fermait déjà ses écoles et si nous avions annulé notre séjour chez nos amis vénitiens.J’y suis allée par internet. J’ai vu des immeubles de grande hauteur, des esplanades, des autoroutes urbaines, des ponts enjambant le Yang Tsé et la rivière han, des parcs, des lacs, la tour de la grande grue jaune, des gens sur les esplanades ou au bord des lacs. Autant dire pas grand-chose, mais en aurai-je vu plus sur place ? J’y suis retournée en novembre 2020 lorsqu’est paru le livre de Fang-Fang Wuhan, ville close. Fang Fang qui vit à Huwan depuis soixante ans a publié chaque jour sur Weibo son récit de la quarantaine. C’était une écrivaine reconnue en Chine, présidente de l’association des écrivains du Hubei, connue pour ces romans néo-réalistes, les premiers à évoquer la révolution culturelle. Depuis la parution en occident de son livre sur la pandémie, Fang fang a été accusée de trahison. Je ne sais pas ce qu’est devenue Fang-Fang dont plus personne ne parle. J’ai lu son roman Une vue splendide, la vie d’une famille de dockers de Wuhan raconté par le huitième frère mort à seize jours. Je ne connais pas Wuhan, mais j’ai découvert Fang-Fang et je m’inquiète pour elle parmi les 11 millions d’habitants de Wuhan.
Je suis allée à Givors, extrémité sud de la métropole de Lyon. l’exact envers de Lissieu, dans un Grand Lyon qui n’a pas encore la taille d’une mégalopole (1 500 000 habitants). C’est après avoir fait fortune grâce aux mines de la vallée du Gier que des industriels anoblis choisirent Lissieu pour villégiature. Givors et ses 70 ans de municipalité communiste, Givors et ses usines fermées remplacées par des centres commerciaux de grande périphérie, Givors et ses associations de travailleurs immigrés, Givors et sa cité des étoiles, utopie architecturale des années 70, Givors et ses quartiers chauds, Givors et son pont autoroutier sur le Rhône saturé chaque jour. Givors méprisée des Lyonnais : l’expression « fais comme à Givors » équivaut à dire « fais n’importe quoi ».. J’avais fait la connaissance d’une artiste en résidence qui m’a guidée à pied dans la ville et a restitué son travail sous forme de jeu de piste intitulé Givors est une île, le long du Rhône et de l’antique canal du Gier. J’ai tenté d’y refaire les photos prises par Éric Tabuchi et Nelly Monnier. Givors a voté « écologistes » aux dernières municipales en 2020, élection annulée par le conseil d’État en novembre 2021, la liste écologiste l’a de nouveau emportée en décembre 2021. Je connais un peu plus Givors depuis.
Je ne suis pas retournée à Montréal depuis 2019. ma fille qui y vit m’a reprochée d’en parler comme d’une mégalopole du bout du monde (je pensais il est vrai plutôt à Singapour , Shanghai ou Sydney où vivent aussi des enfants de Lissieu). Elle a raison, Montréal n’a rien d’une mégalopole avec moins de 2 millions d’habitants, un peu moins que Paris intra-muros sur une superficie beaucoup plus étendue.
Lors d’un de mes voyages, nous avions fait le tour de l’île pour percevoir vraiment que Montréal est une île. Percevoir, ressentir le substrat sur lequel est bâti la ville qu’on ne voit plus avec les axes de circulation et les bâtiments , s’y orienter quand les plans par commodité ne montrent plus le nord géographique, c’est tout cela qu’il faut retrouver pour faire véritablement l’expérience de la ville, approcher une certaine intimité sans laquelle la connaissance est illusoire. Il est des quartiers de Montréal qui me sembleraient plus agréables que Lissieu. Je choisirais Verdun où l’on a recréé une plage sur le fleuve ou Outremont avec ses parcs, ses grands arbres, ses bassins, sa piscine publique, la proximité de la montagne, ses rues sans haies et ses familles juives hassidiques toque de fourrure, peruques et bas blancs qui étonnent moins qu’une femme voilée à Lissieu.
Quelque chose se termine, non pas du récit de voyage (encore que) mais de l’appréhension possible des villes par l’expérience et le récit. Trop grandes, trop diverses, trop changeantes pour être dites. Aux limites de nos capacités à rendre une réalité multifactorielle, une réalité qui nous dépasse et nous exclut. Il me faut désormais des médiateurs pour voir le monde.