Message illisible sur l’écran bleuté du téléphone qui s’allume dans la pénombre. Je suis sur le chemin du retour pour rentrer à la maison. Ces signes que je ne perçois pas tout de suite dans leur contexte initial. Une suite de chiffres et de lettres incompréhensibles. Je mets du temps à en saisir le sens. 48°53’58.1″N 2°20’09.9″E. En-dessous, une heure : minuit. Il est 23h50. Je comprends qu’il s’agit de coordonnées géographiques. Un rendez-vous mystérieux. Le temps d’y aller. Je vérifie ma position par rapport à celle indiquée sur le message. Je suis à 500 mètres du point de rencontre. Intrigué par cet envoi, je suis incapable de déterminer l’expéditeur dont le numéro est masqué sur mon téléphone. D’habitude, je n’y prêterais même pas attention. Mais ce n’est pas un jour habituel. Je me rends à l’adresse indiquée. L’avenue de la Porte Montmartre est un endroit que j’emprunte parfois pour rejoindre les Puces de Montreuil. Je n’y suis jamais allé de nuit, pourtant c’est à peine à cinq minutes de chez moi. Il y a des lieux en ville dont on ne connait jamais l’aspect nocturne. Je marche à pas lents au milieu de la chaussée. Peu de voitures à cette heure. Je progresse dans l’attente. Il y a ce que je vois dans la rue. Les lumières des immeubles qui forment les rares tessons d’une vieille mosaïque dont je peine à reconnaître le motif dans la nuit. Les vies qu’on imagine derrière chaque cadre lumineux de couleurs différentes, les ocres, les jaunes, les mordorées, et les plus rares, bleu ou vert. Parfois rouge. Il y a ce que j’entends autour de moi. Les bruits des voitures, heureusement de plus en plus rares. Les bus qui terminent leur service quotidien. Je ne sais pas ce que je dois regarder, ce à quoi je dois prêter attention. Une brève bourrasque de vent vient soulever un sac plastique qui traînait à mes pieds, il tourne d’abord lentement sur lui-même, puis se met en mouvement giratoire et progressivement s’élève dans les airs en dessinant une ellipse à la progression harmonieuse. Des enfants de l’autre côté de l’avenue font la course en criant à tue-tête, leurs corps dont les membres exagèrent leurs mouvements semblent se débattre. Malgré la circulation, j’entends les oiseaux qui chantent cachés sous les feuilles des arbres de l’avenue. C’est un concert assourdissant, aux rythmes irréguliers. Un parfum de tilleul tiède me chatouille irrésistiblement le nez au point de me faire éternuer. Je suis sûr que si je posais ma main sur le bitume gris du trottoir, la tiédeur de cette odeur serait en parfaite harmonie avec celle de la chaleur emmagasinée sur le sol tout au long de la journée. Tout ce que je ressens en cet endroit, en ce moment, en temps normal je ne le perçois pas. Il est minuit. Je me dis que je me trouve au bon moment au bon endroit. C’est à cet instant précis que je reçois le premier message audio. Je ne suis pas très habitué avec cette fonctionnalité de mon téléphone. De plus en plus de gens s’en servent cependant autour de moi. Au lieu d’écrire un message à leur interlocuteur, ils préfèrent leur laisser un message audio qui recèle une forme d’authenticité, de naturel, avec la voix, ses tonalités, ses accentuations, sa chaleur et son rythme particuliers. Je porte le téléphone à mon oreille droite pour l’écouter. J’écoute le nouveau message en consultant au préalable le chemin que le téléphone me conseille de suivre. Je descends l’avenue de la Porte Montmartre jusqu’aux boulevard des Maréchaux dont il faut longer les voies et la ligne de tram. Je dois ensuite m’engouffrer dans la première rue située sur ma gauche, le passage du Poteau qui forme à cet endroit un étonnant arc de cercle et qui serpente ensuite à travers les immeubles d’habitations des années 50 construits dans ce quartier avant de déboucher sur la Rue Béliard au centre de laquelle se trouve une contre-allée qui porte depuis quelques années le nom de Promenade Dora Bruder.