À cette époque tout était sens dessus-dessous. À cette époque le Pays-qui-n’est-plus s’appelait Yougoslavie – une Yougoslavie nominale, sans substance, simple survivance. À cette époque tu prenais le bus pour rejoindre une banlieue lointaine, un quartier de maisons pas finies, de Tsiganes et de réfugiés – un espace de relégation. À cette époque qui ne ressemblait à rien tout était vendu, bradé, désossé. Il n’y avait plus de service municipal de transport urbain. Qui possédait un bus pouvait s’insérer dans le réseau ancien – celui dont on voyait le plan décoloré aux arrêts – et reprendre à son compte le trajet qu’effectuait telle ou telle ancienne ligne. À cette époque tu n’attendais jamais plus de cinq minutes avant l’arrivée d’un bus qui avait scotché « 33 П » sur son pare-brise. Ces bus étaient des affaires familiales. Un père, un frère, une mère ou une cousine avait rassemblé suffisamment de deutschemarks pour acheter à la casse de Lyon, Budapest ou Athènes un vieil autobus et ce véhicule remisé, fumant et pétaradant, incarnait le « 33 П » du Pays-qui-n’est-plus dans les banlieues de sa capitale de cendres. Personne n’avait pris le temps de décoller les plans d’origine. Je ne me souviens pas de la formule exacte mais, dans « Le Dépaysement », Jean-Christophe Bailly dit que, peut-être, ce qui rend un pays vivable c’est la possibilité d’y rêver d’ailleurs. Dans la capitale de cendres submergée par les réfugiés de la province perdue, des gens à qui tout visa était refusé, les autobus de Lyon, Budapest ou Athènes offraient des ailleurs transitoires pour moins de 20 dinars. Le 33 П tu le prenais dans le centre à l’arrêt « Slavija ». Il empruntait le grand « Bulevar Vojvode Stepe » en direction de Kumodraž. Une quinzaine d’arrêts. Il y en a trois auxquels tu penses encore. Le premier était une caserne que les bombardements de 1999 n’avaient pas détruite. Dans sa grande cour de terre battue cinq chars pointaient leur canon vers le ciel d’été. Ces chars étaient en contreplaqué. Leur construction était grossière, leurs contours imparfaits. L’armée avait décidé de les laisser là, par blague et par défi. Le 33 П déposait deux ou trois appelés devant les grilles puis repartait. Cinq minutes plus tard il s’arrêtait devant une usine de biscuits qui portait encore un nom (que tu as oublié) qui commençait par Yugo. À cette époque de survivances tout ce qui se fabriquait encore de solide, d’utile et de durable dans le pays s’appelait Yugo-quelque chose. À l’arrêt du 33 П on faisait des biscuits et le Bulevar Vojvode Stepe qui empestait le gasoil et la viande grillée se mettait, sur cinquante mètres, à sentir la vanille et le cacao. Deux arrêts avant le tien se trouvait la faculté de pharmacie. Cette université datait du début des années 1970. Une suite de grands bâtiments blancs au milieu des pins. À cette époque cruelle ceux qui le pouvaient avait quitté le pays pour poursuivre leurs études à l’étranger. À cette époque cruelle les diplômes locaux avaient un prix en deutschemarks mais aucune valeur véritable. À l’arrêt de la faculté, derrière les grilles rouillées, les bâtiments s’effondraient. Dans la chaleur de l’été, les pins avaient pris une teinte ocre et la terre était couverte d’aiguilles sèches. Personne ne descendait à la faculté de pharmacie – parfois une paysanne égarée dans la capitale des cendres, comme une survivance de la province perdue, montait, une pastèque sur chaque épaule. Et le 33 П repartait avec son panache noir de gasoil, ses consignes de sécurité lyonnaises sur ses portes à soufflet, vers la banlieue.
Je découvre un monde, une histoire, une après histoire, comment la vie continue. Merci pour ce voyage.
De la fenêtre d’où tu nous écris j’ai comme l’impression de voir la future Ukraine. Comme Laurent, merci pour le voyage!