#40jours #07 | cargo

Quand Danielle eut deux ans en 1945, son père William mis en tête de se lancer dans les affaires à Buenos Aires. En octobre, par une journée d’un gris lumineux, il embarqua toute sa famille à bord du cargo Mar del Plata depuis le port d’Anvers, destination l’Argentine. La mère de Danielle, Edith, tenait avait un bébé de quelques mois dans les bras tandis que les trois autres enfants, Xavier, Jeanne et Danielle jouaient à cache-cache au milieu des malles entassées sur le pont du cargo. William accoudé au bastingage, rêvait de sa fortune prochaine. Dans l’agitation du départ, Danielle disparut. Elle était là, puis on ne la trouva plus. Jeanne déclara qu’un Monsieur en imperméable l’avait pris par la main. « Par où est-il allé ? Réponds », demanda Edith paniquée. La petite se mit à pleurer et bredouilla : « par-là ! » en désignant l’escalier. Edith jeta le bébé dans les bras de Jeanne et fonça tête baissée. La foule encombrait le pont inférieur ; les passagers accoudés à la rambarde observaient amusés le ballet des marins trapus qui actionnaient les poulies pour charger les derniers bagages et s’interpelaient dans toutes les langues. D’autres, le cœur serré, regardaient l’aube au-dessus d’Anvers et la mer étale, immense et grise. Les cheminées crachaient une fumée âcre. La carcasse métallique du navire vibrait ; dans ses entrailles, les moteurs grondaient. Edith descendit vers les cabines disposées le long d’un long corridor aveugle. Toutes les portes, blanches et lisses, semblaient fermées. Elle crut distinguer une ombre beige au fond du couloir et se précipita, haletante, en criant : Danielle, Danielle ! Une porte de service Zutrit Verboten – Accès Interdit – Access forbidden fermait la coursive. Elle tira sur le loquet avec force et trouva une échelle métallique blanche qui plongeait dans le coeur du bateau. Elle entra dans la salle des machines. Ici, les vibrations du navire étaient plus fortes et la chaleur était montée de quelques degrés. Des ponts métalliques bordés de rambardes blanches surplombaient d’énormes turbines. Des échelles métalliques reliaient les différents niveaux et permettaient l’accès au treillis dense de tuyaux et de goulottes électriques. Edith transpirait. La tête lui tournait. Elle crut entendre un gémissement de la ferraille au fond. Elle descendit par un escalier boulonné couleur sang et rejoint le fond de cale. La cale était presque vide ; quelques containeurs mais surtout quantité de valises, malles, paniers, balluchons, boîtes, des monceaux de vies empaquetées. Edith hurla : « Danielle, ma chérie, où es tu ? » Un homme de haute taille en imperméable mastic et chapeau mou, tenant une petite fille blonde à la main sortit d’un renfoncement de la cale. Il s’approcha, toussota et dit : « cette kleine mädchen s’est perdue dans les couloirs ». Il avait les yeux gris et un fort accent allemand. Il lâcha la main de l’enfant. Edith la serra toutes ses forces contre elle. « Tu me fais mal maman», dit Danielle. Pendant les 49 jours de la traversée, Edith ne croisa plus l’homme en imperméable. A l’arrivée, elle fit graver les gourmettes en or au nom de chacun de ses enfants.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)