Ce que j’avais vraiment vécu ce jour-là me semble ne pas vraiment m’appartenir.
J’avais marché dans tous les sens puis quitté les rues surpeuplées de la grande ville, j’avais ingurgité bière et pizza sur pizza, celles d’un minuscule restau connu des seuls Italiens derrière le Vatican dans un quartier populaire. Il s’était mis à pleuvoir, la nuit commençait à tomber, j’avais décidé de prendre le métro ; on m’avait dit d’éviter la station Ottaviano, peu sûre surtout à cette heure, mais là pas le choix. J’avais eu du mal à trouver l’entrée vétuste, la bouche de métro de la ligne la plus ancienne de Rome, escalier pentu, grisâtre. J’avais éprouvé une sensation singulière d’aspiration.
Je regarde sans cesse mes pieds et m’accroche à la rambarde. Après quelques mètres de descente l’œil fébrile parcourt une vaste salle sombre aux murs noirs tagués, rien de rutilant sur cette ligne, ambiance oppressante même, au milieu la voie de circulation, de part et d’autre une foule agitée ou immobile, recouverte de vêtements aux couleurs ternes ne semblant faire qu’un, une masse flottante, un animal étrange à plusieurs têtes. Je m’assieds un instant, je subis le vacarme d’une sorte de voix stridente, somme de toutes les voix rassemblées à chaque seconde, des onomatopées insolites et des bruits de ferraille, de freins, de haut-parleurs. Des vibrations ressenties dans tout le corps à chaque passage de rame. Je capte des odeurs bizarres des émanations indéfinies, chaque métro aurait-il son odeur ? Ici odeurs de sueur de plastique chaud de cambouis d’œufs pourris de chaussettes sales d’humidité d’acides et d’urine mélangées à celles de désinfectants, effluves de parfums et de déodorants de colles des affiches et des peintures des graffitis. Toutes ces molécules olfactives inondent un antre lourd et renforcent des sentiments d’anxiété et de fatigue. Ces nuages souterrains imprègnent peu à peu corps et esprits à la manière de drogues, les consciences se modifient. J’observe tous ces corps qui passent devant moi, quelques bourgeois mais surtout des petits employés, des ouvriers, des clandestins, des misfits. Visages blêmes, pupilles éteintes, gestes accablés. Je relève la tête et scrute les graffiti multicolores, tente de les déchiffrer, d’inventer des sens possibles, ils tissent toujours des liens avec l’Histoire. J’en ai mal à la tête. Peu à peu se dessine une dystopie souterraine qui m’avale, m’entraîne toujours plus bas. Des interstices au sol semblent s’agrandir. Lorsque je me suis levée un instant j’ai buté sur des aspérités et me suis retenue à temps. Assise pour la deuxième fois, je constate la présence d’autres fissures et au bout de quelques instants impression qu’elles se rejoignent, je détourne mon regard et me plonge à nouveau dans les graffiti sur les murs et sur les voitures, toutes les formes s’animent. Je me lève et l’esprit halluciné je m’approche du mur, les couleurs sont comme des éclairs, l’œil aveuglé, je tends la main pour m’accrocher à l’une des lettres fixées au mur, je me sens aspirée vers le bas, vers les fissures qui n’ont cessé de grandir, je descends longtemps dans un abîme terrifiant
Des pleurs d’enfant me ramènent à la réalité ordinaire. Mais j’ai sur les bras et les mains des griffures que je n’avais pas une heure avant.
Quelle descente infernale !
J’aime beaucoup le métro, bien qu’il puisse être effrayant parfois.
Merci Huguette pour ce beau moment de lecture !
Merci Fil pour cet écho.
je suis très en retard, je ne pouvais me joindre à vous tous dans le rythme endiablé, je vais m’y impliquer autant que je le pourrai.
Une belle rampe d’accès au fantastique, joliment déroulée. J’ai aimé.
Merci Jean-Luc de ton passage.
la tentation du fantastique m’habite souvent.
(j’ai ressenti une fois la même chose mais à Lisbonne, on allait place des Nations, le même métro, les mêmes gens – sensiblement – on semble tiré vers eux – une seule envie, s’enfuir en courant) beaucoup aimé (brrr…)
Merci Piero.
Plaisir de te retrouver
Les vieilles stations de métro n’ont pas dit leur dernier mot
La bière sur la bière puis pénétrer dans une bouche de métro qui plus est celle-ci…ça ne pouvait que glisser vers le fantastique voire l’horreur un truc comme /enterrée vivante sous le Vatican/ avec zombies vampires et goules, texte prenant ! Par contre les griffures ouille ! comme si glisser dans l’imaginaire laissait des traces
Merci de votre lecture.
le fantastique s’est imposé, les mondes parallèles ne me font pas peur, l’imaginaire égratigne aussi , à poursuivre
Belle glissade vers le fantastique après une description fétide de précision, toutes les couleurs y sont aussi.
Merci Laure de votre passage.
Je cherche comment poursuivre cette glissade