En général, la cuisine-cave1 se situe à droite de l’entrée. Une porte, quelques marches pour descendre en sous-sol, il s’agit même plutôt d’un entresol, un entre-deux-mondes. Elle descend les marches : c’est tellement loin dans le temps qu’elle ne sait pas si l’image qui s’offre à sa vue intérieure est un véritable souvenir (il lui semble être allée au moins une fois dans cette cuisine-cave durant son enfance) ou une image qu’elle se crée d’après les descriptions qu’on lui en faites. La cuisine-cave, donc, comme amorce de sa descente urbaine. Au fond de la pièce, près de la façade arrière, une trappe, elle l’ouvre et distingue dans la pénombre des échelons métalliques fixés au mur, elle les emprunte et se retrouve dans une cave, une vraie cette fois, elle tâte le mur à la recherche d’un interrupteur mais il n’y en a pas. Elle allume la lampe de son téléphone. Ce qui la frappe en premier c’est l’odeur, cette odeur de renfermé et d’humidité des caves. Lui revient soudain en mémoire cette nouvelle au titre typiquement lovecraftien, La chose dans la cave, de David H. Keller2 que son frère avait lue et lui avait racontée il y a très longtemps : un enfant qui est constamment effrayé aux abords de la porte fermée de la cave qui donne dans la cuisine ; ses parents, pour lui faire comprendre qu’il n’y a pas lieu d’avoir peur, décident de l’enfermer pour la nuit dans la cuisine, porte de la cave ouverte; le lendemain, ils le retrouvent mort, le corps gravement mutilé. Aucune trace ni indice ne permet de découvrir ce qui est arrivé à leur fils. Cette évocation la rend très mal à l’aise mais elle poursuit sa visite au milieu de tout un bric à brac couvert de poussière, elle préfère ne pas s’attarder lorsqu’elle aperçoit une barre de fer et un pied de biche maculé de ce qu’elle croit être du sang séché ; dans un coin elle aperçoit des chauve-souris mortes et manque buter sur le cadavre d’un chat noir mort dont l’état témoigne d’un décès récent ; les yeux écarquillés, la gueule ouverte dans un rictus d’épouvante donnent à penser que la faim n’est pas responsable de sa mort mais quelque chose de bien pire. Elle frissonne et hâte le pas, elle gesticule en tous sens pour se débarrasser des toiles d’araignées qui se collent à elle. A l’extrémité de la cave, une porte qui, par chance, s’ouvre sur la plate-forme d’un escalier métallique en colimaçon ; elle descend, descend, descend encore, l’escalier lui paraît interminable et elle prend conscience qu’elle est train de réaliser une sorte de voyage chamanique urbain. Alors que le voyage chamanique classique explore les grands espaces à la rencontre des esprits et des animaux de pouvoir qui règnent sur le monde d’en bas, elle ne peut s’empêcher de penser que le voyage chamanique urbain serait son pendant maléfique, un monde miroir malfaisant. Elle chasse cette pensée de son esprit lorsqu’elle atteint enfin le bas de l’escalier. Elle regarde vers le haut et aperçoit aisément l’ de l’escalier à distance d’une quarantaine de marches peut-être, pas plus. Manifestement, elle a perdu toute notion de temps et d’espace. Devant elle, une porte qu’elle n’a d’autre choix que de pousser en espérant qu’elle s’ouvre, ne se voyant vraiment pas refaire le trajet en sens inverse. Elle s’ouvre. Elle en viendrait presqu’à se demander si toutes ces portes n’ont pas été déverrouillées à son intention. Devant elle un long couloir, une porte l’attend à l’autre bout. Elle pousse un soupir de soulagement quand celle-ci s’ouvre également et qu’elle aperçoit une station de métro qu’elle connaît bien, la seule peut-être au monde où le train passe en surplomb du métro. Le train se dirige vers la gare souterraine en dessous de l’hôtel. Jamais elle n’aurait imaginé une telle connexion sous ses pieds. Détiendrait-elle là une partie du fil rouge qu’elle recherche ?
1 C’est un concept belge et plutôt urbain, fin XIXe début XXe. En atteste le Larousse : En Belgique, cuisine partiellement construite en sous-sol, dans une maison dont le rez-de-chaussée est surélevé. Dans les années cinquante, les cuisines-caves étaient parfois transformées en cuisine–salle à manger–salon par des propriétaires qui proposaient des chambres à un des étages supérieurs de la maison. A l’heure actuelle, la cuisine-cave peut faire partie d’un duplex, combinée avec le rez-de-chaussée.
2 Vérification faite auprès de lui, il s’agit de La chose dans la cave, nouvelle au titre typiquement lovecraftien, de David H. Keller, contemporain de Lovecraft (quoique de dix ans son aîné), publiée en mars 1932 dans Weird Tales. Je n’ai pas trouvé d’indication établissant qu’ils se soient connus personnellement mais S.T. Joshi mentionne dans sa biographie de Lovecraft que Keller a eu en sa possession un carnet de note d’astronomie rédigé par Lovecraft et qu’il avait commenté dans sa publication Lovecraft’s Astronomical Notebook. Il est amusant de noter que la nouvelle de Lovecraft La ville sans nom a été publiée dans l’unique numéro de Fanciful Tales of Time and Space paru à l’automne 1936, aux côtés de textes de Robert Howard, August Derleth et… David H. Keller !
Tout le long du texte l’angoisse montait en moi. Décidemment même en mots toujours aussi peur des sous-sols
L’histoire se termine bien… heureusement !