On peut parler d’une franche dégringolade ! Pour un type sorti premier nommé de sa promotion, il fallait y aller pour planter aussi magistralement sa carrière ! Je dis planter, c’est drôle, avec sa drôle de spécialité en botanique après des études brillantes de neurochirurgie… Neuropsychologie de l’enfance. Une thèse de doctorat remarquable, bien qu’un peu… déjà… enfin c’était son style et vous nous connaissez : nous avons plutôt l’esprit ouvert, mais tout de même, il faut reconnaître qu’il y allait fort avec la Faculté. Cette spécialité en botanique, une lubie, encore une… tatour, on dit tatour chez moi, pour désigner ce type d’inflammation… ses parents ? C’est compliqué… ça n’explique pas tout non plus… autant le dire : il a commencé au plus haut. Ça a surpris tout le monde que le vieux lui offre d’entrée de jeu la direction d’un labo, mais qu’il la refuse, ça a sérieusement fait jaser. Soi-disant qu’il voulait garder une consultation ! Une consultation, pensez-vous ! Et le vieux a accepté, il l’avait vraiment dans la peau pour souffrir une rebuffade pareil. Il faut dire à sa décharge que la Chenille était invitée partout. Pas Chenille… La Chenille… oui, LA Chenille bien sûr… bien sûr que non, ce n’est pas son nom… enfin son vrai nom, parce qu’à force… depuis le temps… et plus encore depuis le… Couic !… Enfin, ça en dit plus qu’un prénom épicène sur l’animal… la Chenille… oui, bon, il a fait une thèse de botanique… une de plus… pour ce que cela lui coûte, avec ses facilités… pas de quoi s’extasier non plus… mais la Chenille, ça venait d’avant… d’avant la botanique… on se connait depuis un bail… depuis son passage dans l’équipe de gymnastique du collège… dire si ça remonte… championnats et tout… pour quelqu’un qui détestait le sport… même si on se voyait plus qu’à toutes les morts d’évêque avant que le vieux s’intéresse à lui… Alors là, oui, on s’est côtoyé régulièrement, par la force des choses : c’était la coqueluche des colloques internationaux… mais enfin, vous savez comment ça marche… les gens sont si facilement impressionnés ! Il ne lisait pas ses notes : il avait l’air d’improviser ses communications et il ne fallait pas lui parler de PowerPoint. Comment ? Ah non, il travaillait, il avait travaillé, mais il avait développé toute une théorie — parfaitement fumeuse, si vous m’en croyez — autour de la notion d’oralité… Je crois me souvenir d’un article, Moralité de l’oralité, ou l’inverse, enfin un truc dans ce genre… Je ne sais pas comment le vieux supportait ça. C’est certain : il publiait beaucoup à l’époque dans les revues spécialisées. C’est surtout le Corpus Gabriella qui l’a fait connaître, alors que pour moi, il avait déjà passé les bornes. Mais ce truc a été commenté en tous sens. Vous pensez : les histoires de somnambules ça fait vendre. Et puis là, au sommet de sa gloire, il a purement et simplement démissionné du service. Soi-disant qu’il n’avait pas assez de temps pour les patients et pour la recherche… On croit rêver ! Oui, il a ouvert une consultation du côté de la Maison de la Radio. Spécialisée, oui, dieu merci, ou le vieux aurait eu une attaque. Mais un jour, une femme très bien, une amie, que je lui avais personnellement envoyée, m’a signalé qu’il était impossible d’avoir un rendez-vous. J’ai cru que c’était les colloques, et j’ai appelé moi-même. Je suis tombé sur un répondeur avec un message… comment dire ? Faux. Je ne sais pas le décrire autrement. Le téléphone sonnait longtemps — ça m’a donné l’impression d’une coquille vide —, plus d’une quinzaine de fois avant que l’appareil se déclenche, et puis il y avait ce message qui disait qu’il était en déplacement. J’ai envoyé mon amie vers un autre spécialiste, mais à regret, en dépit de ces bizarreries la Chenille restait incontestablement le meilleur. Bizarreries ? Je ne vous ai pas dit qu’il avait publié de la poésie ?… Sur le web, imaginez-vous ! Remue quelque chose… Non, ce n’est pas le titre — je ne sais même pas s’il y avait un titre —, c’est le nom du site qui faisait ça… Oui, c’est très beau, mais avec la botanique, ça commençait à faire et le vieux à arrêté de le recevoir et de parler de ses articles. Quelques mois ont passé, j’ai laissé de temps en temps un message sur ce répondeur de la Radio, par acquit de conscience, on se connaissait depuis le lycée. Eh bien la Chenille n’a jamais donné suite ! Le vieux était très froissé, moi je m’en fiche, vous pensez bien… Mais il avait encore des parts dans la clinique et il nous mettait dans un fichu pétrin. Nous avions une collègue un peu entêtée — du genre qui s’imagine pouvoir résoudre à elle seule le conflit israélo-palestinien —, elle a décidé de lui rendre visite pour mettre les comptes à plat, sans faire de scandale. C’est comme ça, c’est à ne pas croire, que nous avons appris qu’il avait quitté Paris ! Pas pour la botanique, non, la botanique, ça n’était qu’un moment, un moment de plus, pas une profession. Pas question de se cantonner à ce genre de pratique d’herbier… Il était parti en banlieue ! Quel snob ! Généraliste, par-dessus le marché. Au tarif sécu ! Oui, c’est très généreux… enfin, la générosité aussi à son spectacle. Il soignait des pauvres… ou des riches… je ne suis pas sa secrétaire… mais pendant ce temps, à la clinique, qui c’est qui s’est débrouillé pour éviter le scandale ? Pardonnez-moi, j’ai l’air de râler, en vérité c’est quelqu’un de bien, une sommité dans son domaine, un cerveau exceptionnel… fume trop, mais ça… des Anglaises… des Craven A… A… A… A… on dirait que des A lui sortent de la bouche avec la fumée… vous saviez qu’on les appelait Black Cat à l’origine ? Pas question de lui en toucher deux mots : la superstition voyez-vous… le mauvais œil… c’est une autre de ses lubies… de ses tatours, oui… Je pense qu’il s’est perdu. Il s’est enfoncé dans la médiocrité au nom de principes ridicules. Il ne publiait plus — ou peut-être en dehors des circuits et alors quel intérêt ? — On a entendu dire qu’il était reparti en province — d’autres prétendaient que c’était en Écosse ou au Canada — en tous cas, il a complètement disparu des radars. Des nôtres, je veux dire. Et puis ce qui devait arriver arriva : il a été radié de l’Ordre. À force de tout mélanger…