Oui on aimait les cartes, on suivait le tracé sinueux des fleuves jusqu’aux deltas, les continents étaient des îles sur les océans, on rêvait à l’ombre des reliefs montagneux, on s’imaginait explorer les espaces où le jaune s’étendait où le vert se fonçait. Et on se gorgeait de noms.
En classe, la carte de France nous faisait face. Sur l’écran de télé, l’hexagone nous reflétait, comme le corps un peu abstrait d’un imaginaire qu’on épousait plus ou moins, mais qui était une habitude, un centre qu’on ne questionnait pas tout de suite. D’où cet étrange et bienfaisant décentrement ressenti à Hong Kong où la météo présentait une tout autre carte du monde.
Je regardais la carte des pays, le plan des villes comme l’organisation d’une complexité qui me dépassait, je m’attachais à la forme globale – le poisson de Venise –, à la beauté des campaniles en perspective verticale, à l’ombre portée des gratte-ciels sur les vues satellites de Hong Kong. Pour entrer dans les détails, je préférais fermer les yeux et plonger dans
la ville.
Je voulais construire une ville en dédales, en chantiers, en détours, en streets et avenues, passages, montées, corniches avec tous ces noms que j’aimais : la Perspective Nevski, la calle Nicaragua, le boulevard Eugène Spuller, Indigo Street, la place Darcy, le pont Santa Trinita, la calle Encarnacion, l’impasse de la Baleine, la via Toledo, la rue Meyerbeer, des venelles du Tarrafeiro, le quai de la Misericordia, la rue d’Ardiglione…
Quand les idées arrivaient en rafales imprécises, embrouillées, je cherchais à construire des maps pour les éclaircir, les organiser, les développer aussi. Que ce soit pour écrire un document technique, une nouvelle, ou préparer un voyage, je faisais des maps. On se moquait beaucoup de mes maps, j’en riais aussi et je continuais à déplier les bras de mes cartes mentales.
Déplier soigneusement les plis blanchis de la carte routière comme s’étirent les lignes d’une main qu’on ouvre, je refusais gentiment la mienne à la gitane assise au coin de la place, je ne voulais pas qu’on lise la carte de ma vie et encore moins savoir ce que je pourrai faire ou ne pas faire avant de mourir.
Parce que les cartes du monde, le plan des villes m’amenaient à trop de rêve et plus d’éparpillement encore, j’avais choisi de suivre juste une ligne, la ligne imaginaire sur laquelle je me trouvais à l’origine, regardant toujours vers l’Est : le 47ème parallèle Nord. Une bande plutôt qu’une ligne, l’espace entre deux parallèles comptant à peu près 111 kilomètres. Je commençais à tracer, en partant du fond d’un jardin de Talant (Côte d’Or), le sillage de ce parallèle passant par Vaduz (Liechtenstein), Chisinau (Moldavie), Rostov-sur-le-Don (Russie)*, Zaïssan (Kazakhstan), Battsengel (Mongolie), Qiqihar (Chine) et se terminant à Tomari sur l’île de Sakhaline.
* Aujourd'hui la guerre dévastatrice que la Russie inflige à l’Ukraine touche en retour les alentours de Rostov-sur-le-Don.
Très beau texte Muriel, avec cette magnifique idée d’une ville qu’on invente sur une carte imaginaire, à partir du nom des rues qui nous font rêver. Et comme vous, je garde un souvenir impérissable de ces cartes qui en classe, nous faisaient face.
Merci beaucoup Philippe pour votre passage ici et votre commentaire, très touchée.
Rétroliens : #40jours #16 | à K. je n’écrivais pas – Tiers Livre | les 40 jours