Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire, l’idée m’a toujours séduite. Plus modestement, je pars quelques jours marcher dans Jonzac en suivant le plan que j’en ai dressé à l’été 2018 à travers les 45 propositions de l’atelier ville. Avant même d’y retrouver Will ou Camille, c’est à moi que j’ai donné rendez-vous, un rendez-vous de travail, une visite de chantier avec casque et prises de vues, de son, peut-être. En longeant les voitures, je me souviens d’un très ancien départ. Confusion des gares, quelle importance ? À l’époque j’allais retrouver un homme. Longtemps, j’ai pris des trains, des avions pour retrouver des hommes, présents ou non, à la fin, leur trace suffisait, l’éventualité d’une rencontre. Ils ont été de moins en moins présents jusqu’à ce que je réalise que chacun d’eux était au sens littéral, un prétexte et que mes voyages visaient un autre but, autrement plus secret : écrire. Je ne savais pas alors me donner rendez-vous sans l’invocation d’une muse… Je me rends à Jonzac, (sens littéral là encore : je me constitue prisonnière pour deux jours), où je n’ai pas mis les pieds depuis 2002, je crois, mais qui a occupé régulièrement mes pensées, mes rêves par l’entremise d’un étrange appartement de fonction vide et traversant entre parking et forêt, dont chaque pièce était habillée d’une couleur dense qui renforçait encore l’incongruité de la rareté du mobilier. Le travail de la journée était éprouvant, mais je ne savais pas alors le dire, ni éviter ou alléger son épreuve. D’autres fois, on m’a logé dans un hôtel du centre, qui a peut-être été fermé et repris cinq fois depuis. Je ne cherche rien de précis. Je me réjouis de rencontrer Will que je lis depuis des années sans savoir qu’il est originaire d’un village des environs, mais je serai venue de toute façon, marcher sur mes propres traces, sur celles de ces personnages dont je ne sais pas s’ils feront un jour un livre. C’est écrire qui importe et marcher sur la fine ligne de crête qui joint la réalité à la fiction. Et puis, le jour de mon anniversaire, fa annoncé le retour de cet atelier marathon pour le 8 juin.
Ce qui n’était pas prévu : la joliesse de la ville, sa petite taille. Sur place, je vois bien quel amalgame s’est fait avec d’autres lieux. Le château entrevu de nuit me ramenant aux murailles d’Avignon, aux villes de rempart. Les trajets en voiture d’alors (aucun souvenir d’avoir marché dans la ville) dessinant essentiellement les contours, la périphérie pratique et par là, un plan de zones, de ronds-points… Ces trajets à l’aveuglette du siège passager, l’ancienneté de la ville et son centre échappant à la logique bien organisée de ses extérieurs m’ont maintenue dans une sensation labyrinthique, en dépit du plan dont j’étais munie. Plan double : une carte et un projet pour la journée. Chercher quelque chose, même futile, ouvre le regard et les découvertes. Chercher quelque chose, c’est trouver tout le reste, il suffit d’avoir une fois perdu ses clés pour le savoir. J’avais prévu de faire imprimer l’Archive Sauveterre augmentée des textes de Will, pour lecture et annotation. Ce premier dessein a bien occupé ma fin de matinée : accéder à vélo à l’imprimerie repérée dans sa zone s’est avéré un défi en soi. Voulant éviter une grosse nationale inquiétante, je me suis engagée au petit bonheur dans un parc ensauvagé (spécialité locale sur laquelle je vais revenir, en marchant, en écrivant). Je connais ce moment précis où le projet bas de l’aile au profit de l’appel d’air d’un chemin blanc, c’est l’aventure et sa modeste envergure (vélo, deux jours) ne fait rien à l’affaire. C’est l’aventure de l’enfance, celle du Petit Poucet : la sans retour. Les chemins en montrent d’autres, on les suit comme des lapins blancs. Je pense un instant à découper le plan qu’on m’a donné en secteur, à faire une enquête de terrain rationnelle. Depuis que je suis sortie de la gare, je pense à mes ami.es à dictaphone, à vidéo, qui parlent sur le vif. Mais non. En deux temps, en mille temps.
Aux quelques souvenirs que j’avais se sont substitués les propositions de l’atelier-ville, à ces propositions, les chapitres de l’Archive Sauveterre. (La gare, parlons-en, j’ai cru arriver à Étang-sur-Arroux et qu’à tout moment mon beau-père et son chien allaient surgir sur le parking dans la vieille Golf… Mais sitôt quitté le parvis, foin de ruralité autunoise : c’est là que la joliesse m’a sauté aux yeux, dans une longue rue de maisons crème, anciennes, basses et entourées de jardins aguicheurs). Quand finalement après maints détours de Chaperon rouge, j’arrive sur le parking de l’imprimerie, deux minutes avant la pause de midi, j’ai beaucoup pensé déjà à Jean-Christophe Bailly et au Dépaysement, à ce talent inimitable qui est le sien pour dire ce que l’œil attrape et déduit de ces trajets piratés en balades, où l’esprit bat la campagne. Pour imprimer, me dit la secrétaire à la fenêtre (je ne voulais pas descendre de vélo et j’ai toqué à son carreau), ce sera ailleurs, ici on ne fait pas de petits travaux.
Et c’est comme ça que je suis devenue un personnage de Will : à midi quinze, je traversai le parking du Leclerc à la recherche de la boîte qui imprimait les petits travaux.
J’ai déjeuné sur un plancher de bal, monté au bord de l’eau. Ce carré de bois clair au milieu des verts, des pierres, des petites écluses et des canards, m’a doucement ramenée aux écrits que Nathalie Moine m’a fait la joie de m’envoyer sur la question des refuges. La vie secrète et cachée du Grand D’ombre m’a paru bien lointaine et pourtant, y-a-t-il autre chose dans une vie cachée et secrète qu’une quête obstinée de refuge ?
Avec Will hier. Avant son arrivée au bar (j’ai deux heures d’avance, pour écrire), le serveur a gonflé un énorme éléphant rose qui gît sur le flanc, m’offrant une vue imprenable sur son cul (probable compensation de mes années chambériennes où la fontaine aux éléphants est surnommée les 4 sans cul, longtemps pris pour les 400 culs et cette question taraudant mon enfance : où les ont-ils bien mis ?). Cet animal donne la tonalité de cette journée qui s’annonce. Il faudrait ici pour bien me faire comprendre raconter la fabuleuse histoire de la sorcière, d’Alexandre le Grand et de l’œil gauche du crocodile, lu par les élèves mardi soir. Mais brièvement, l’expression « l’éléphant dans la pièce suffira » pour dire ce que notre prose fait exister définitivement. Nous allons marcher dans le texte de Will, Galeries noires, sa réponse à l’Archive Sauveterre, le souvenir de ses passages secrets de l’adolescence et (quelques codicilles plus loin) leur revisitation dans un Jonzac tout propret. Ainsi, je n’aurai pas seule marché dans le plan d’un texte. Il y aura beaucoup à écrire sur cette longue matinée que nous avons poussée jusqu’au début de l’après-midi, mais immédiatement je veux noter deux choses : après ma journée passée à me perdre dans la ville, incapable de relier entre eux mes points d’intérêt et de mémoire, galérant même de façon spectaculaire pour accéder à Jean Hyp, quartier général de mes propositions pour l’atelier ville en 2018, Will m’offre une balade de magicien, enchaînant raccourci sur raccourci comme on tire sur un nœud inextricable sans la moindre difficulté. L’autre chose, c’est la sensation des galeries noires, l’instant de pente vers le frais dans la bouche d’ombre. Un instant infime qui contient des mondes de terreur, de curiosité, de mystère au sens le plus archaïque qui se puisse entendre, le mot labyrinthe tournant sans cesse autour de nous.
Également aperçus dans ce périple sans pareil : un squale, un ragondin, des libellules bleues, un rouge-gorge et bien après que nous nous sommes dit au revoir, un homard géant dans une piscine.
Toujours en vue de la déferlante des 40 fois la ville, j’ai essayé de me munir d’une représentation des chantiers en cours. Dans les propositions de f, il y a fort à parier que nombre pourront être redirigées vers Sauveterre, puisque j’y avais passé l’été 2018 à écrire la ville. Mais il y a toujours des orphelines, des balles perdues qui pourront faire leur trou dans un autre terrain de jeu. L’objet à la forme d’un schéma euristique c’est à dire d’une carte. Dans mon cahier, il y a encore le plan de Jonzac, l’officiel jouxtant celui que j’en ai dressé, phrase après phrase et qui m’a permis de faire cette expérience si décalée la semaine dernière en retournant sur les lieux. De mon plan de travail, je dirais deux choses : l’établir m’a considérablement apaisée et j’ai perdu un titre. Il m’arrive encore fréquemment de me sentir perdu en terre inconnue dans les chantiers pharaonesques de ma propre écriture, où tout va par trois, comme dans le Secret de la Licorne, et par conséquent, demeure illisible tant que les trois parties n’ont pas été réunies, c’est-à-dire écrites. Mais j’aime aussi ces terres inconnues qui sont l’aboutissement de la Carte du Tendre, (comme Floriane Hasler nous le rappelait hier pendant le cours de dramaturgie en tentant de répondre à la question annuelle : L’amour, qu’est-ce que j’y connais ?). Une carte, là encore. Où la fin est seulement le début d’une exploration. Et c’est assez l’effet que produit sur moi mon petit dessin. Tout y est relié. Cela fait carte, reste l’exploration.
Pour ce qui est du titre perdu, j’ai mis la maison à sac, persuadée de l’avoir écrit quelque part : à quoi bon cette somme de journaux, manuscrits, saisis, sinon ? Pour l’instant, c’est chou blanc. Mais je suis certaine que « perdu » est un des mots du titre, justement… l’Aventurier du chausson perdu ? Mouais, ce titre à la pauvre tête des mots sur e bout de la langue à leur retour. Forcément en deçà du voyage qu’ils nous ont fait faire. Et ainsi souvent de mon écriture. De toute écriture pour qui tient le stylo, j’imagine.
Un chemin dans le labyrinthe dit f. Je reviens à ma lecture fuyante de la définition touffue de Wikipédia. Celle qui m’aide à m’endormir pour tomber dans les rêves et dont j’oublie toujours une partie. Trois labyrinthes : unicursal (une seule entrée, une seule sortie), maniériste (un grand nombre de voies qui toutes, excepté une, mènent à des culs-de-sac) et hermétique, autrement appelé en rhizome (où chaque route peut être la bonne, pourvu qu’on veuille aller du côté où on va).
Le rhizome est donc le lieu des conjectures, des paris et des hasards, des hypothèses globales qui doivent être continuellement reposées, car une structure en rhizome change sans cesse de forme.
Un labyrinthe comme la zone du Stalker de Tarkovski : un lieu en ruine où les lois de la réalité ne s’appliquent pas et dont personne ne connaît la nature.
C’est dans ce dernier modèle que j’écris. Que je voudrais écrire. Il y aurait plus d’humilité à tenter l’unicursal, plus d’humilité et de maestria classique, mais, à part ici peut-être, ce n’est pas le terrain de jeu vers quoi penche mon cœur. Je me prends souvent les pieds dans la deuxième forme, maniériste, où les culs-de-sac ne sont que les agréments d’une intrigue assez faible. La nuance, c’est l’art du pauvre, disait Raimu et je le serine à longueur de temps à mes élèves. Le plan que j’ai établi pour m’aventurer dans #les40jours est un labyrinthe hermétique, voyons ce qui en ressortira.
<« Le troisième type de labyrinthe est le “rhizome” de Deleuze et Guattari, autrement dit le “réseau infini”, une structure qui n’a pas de centre ni de périphérie, ni dedans ni dehors, et dont les éléments peuvent se connecter entre eux en plusieurs nœuds, c’est-à-dire des points focaux, selon les intentions de l’individu qui choisit, lui-même, la direction à imprimer à son propre trajet. » (Giuseppe Lovito, Le mythe du labyrinthe revisité par Eco théoricien et romancier à des fins cognitives et métaphoriques)
mercid e ce texte. Enivrant voilà le mot que j’y accolerais si vous le voulez bien
Il est surprenant ce mot : comme c’est de ma vie dont il s’agit et que je suis très sobre :). Enfin, vous avez raison, très sobre, fors les mots ! Merci
Quel foisonnement ! Il y a un chemin à suivre (mais d’évidence, marcher dans Londres en suivant le plan du Caire, c’est la seule solution, comment n’y ai-je jamais pensé ?)
Les voyages pour des hommes-écrire m’ont fait penser à certaines chansons de Barbara.
Merci de ton passage, Laure. Une belle pensée que celle de Barbara. Oui, y’a d’ça. Les muses, quoi ! Pour ce qui est de Londres et du Caire, si on ne me l’avait pas soufflé, pas sûr que j’y aurais de moi-même pensé. Tu connais l’ouvrage ?