Ces cageots de plastique rouge qui servent de bassines toutes tailles, depuis combien d’années servant là de stockage aux vieilles cartes, cartes routières, plans de ville, randonnées pédestres autour de l’agglo, le gros bouquin Michelin que sinon on emporte toujours dans la voiture, parfois d’un coup de courage on retrie l’ensemble, par pays, par régions et dans chaque région les IGN selon leur numéro (3914 Est, 3914 Ouest etc.), pour les cartes IGN à force du voyage rituel et aimé l’hiver Cézallier l’été ces vallées désertes de Haute-Provence elles se déchirent aux trois mêmes pliures et blanchissent où s’effacent là où on a trop posé le doigt donc prends sur vingt ans ou bien simplement parce qu’oubliée à la maison avant le départ et un plein éventaire près de la caisse du Super U local tu les as en trois exemplaires et alors, dans le cageot elles sont serrées, tu en attrapes une et toutes les autres viennent qu’il faut réinsérer en poussant. C’est une sorte d’autobiographie en creux, une empreinte autobiographique : là où menaient aussi les boulots, ou bien l’année à Rome, l’année à Berlin, l’année à Stuttgart et les traces d’Hölderlin. On ferait quoi sans carte, sans la mémoriser en amont, sans se garer comme on peut avec les warnings le temps qu’on cherche et combien de fois bien sûr tu avais cherché dès l’enfance des chemins inventées : les Michelin n’étaient pas jaunes mais rouges, tu reconstitues aussi de Vierzon à Épineuil, ce qui avait bien pu se produire pour que se perde Augustin Meaulnes. Pourtant le rêve rarement sur les cartes, sinon ces souvenirs d’école primaire avec les deux œillets en cuivre où elles semblent appendues pour l’éternité et tu les revois toutes : la France géologique, la France des eaux et des fleuves, la France des villes et densités urbaines et bien sûr la France des guerres, la France des colonies. Deux fois ainsi tu as été troublé profondément par des cartes : la première fois que tu as vu une carte australienne avec le monde pieds en l’air, et, suite à une expo Beaubourg pas vue mais dont tu avais trouvé d’occase le catalogue chez Gibert (ou ce bouquiniste en entresol avenue Trudaine qui laissait en vrac dans l’arrière-pièce tout ce qu’il avait ramassé en lot à Drouot et ne demandait qu’à s’en débarrasser), ce catalogue – repris plus tard par un almanach et ça quelque part je dois l’avoir encore – de l’histoire des cartes du temps qu’elles étaient linéaires ou circulaires ou s’organisaient depuis leurs taches blanches. Non le rêve et ce qui reste d’enfance dans le rêve avec cartes c’était l’Atlas puisqu’avec lui on va dans tous les bouts ou les intérieurs du monde ou les pôles et le fond des pays où tu n’iras jamais plus loin que l’accumulation des noms dans l’index : l’Atlas racheté à Berlin et depuis lors conservé, comme tous ces livres qui n’ont d’autre utilité que marqueur, présence matérialisée d’un indice de mémoire, puisque la mémoire qu’ils convoquent c’était un autre atlas antérieur mais perdu (le texte sur l’Atlas écrit mais non pas inséré dans Autobiographie des objets pour avoir rêvé d’en faire à soi-même un livre). Et puis les coups de boutoir dans tout ça. À quoi bon une carte dans les échangeurs de Boston pour trouver la direction de Providence, on te donne grossièrement à chaque embranchement les nord sud est ouest et débrouille-toi de ça. Et la première année qu’est-ce qu’elle buggait l’appli IGN sur ton iPhone mais à dix ans d’usage (et la somme des abonnements sans doute déjà plus chère que tout ce que tu avais payé de cartes dans les maisons de la presse ou les Fnac) comment tu t’en sers n’importe où dès qu’il ne s’agit plus de voiture, et ce que tu y prends de l’altitude ou de la précision à deux mètres et des sentes où se glisser quand à vue de nez tu as tout désappris de reconnaître et d’interpréter, et même la batterie de secours qui complète le téléphone et puis et puis. Le copain qui habite à six cents mètres et te redemande l’adresse pour son Waze et toi tu fais pareil pour le moindre bout de chemin. On l’avait toujours dans les pattes, le cageot rouge en plastique débordant des cartes inutiles. Pendant des mois et des mois c’était se dire : tu ne vas pas jeter ça quand même, et puis un dimanche matin (c’est le dimanche matin les passages à la déchetterie) tu gardes le bac en plastique mais toutes les cartes et les plans sont au recyclage, papiers journaux livres le grand bac et, à part la nostalgie qui ne leur appartenait pas, est-ce que regret, on garde de toute façon tellement et tellement de trucs et machins dont on n’a plus l’usage (les jumelles de ton père, trop lourds et myopes, c’est la même chose ?).
C’est pas du jeu, tu n’as pas encore mis en ligne la proposition. Mais j’adore lire sans connaître le truc, et tu fais sacrément voyager dans le temps et dans l’espace avec tes cageots de plastique rouge. Merci pour tes mots, François.
désolé, Jean-Luc, pour créer la nouvelle catégorie je mets en ligne ma petite bidouille perso du matin ! disons que durant 40 minutes où se préparent le blog, le Patreon, le site c’est encore pas très automatisé la suite des opérations !
Hmmm, un avant-goût de la proposition #06 ! Et ça va parler de cartes… Tant mieux pour moi, qui les adore.
Un grand merci pour ton texte, François !