#40jours #05 | carte mentale

Danielle tomba malade peu après. Une saloperie de kératite. Elle avait la sale gueule d’un boxeur sonné avec deux yeux rouges tuméfiés qu’elle masquait derrière d’immenses lunettes noires, les plus opaques qu’elle eut trouvées. Elle se terra chez elle pendant six mois. La chambre lumineuse de la rue du Dôme s’enfonça dans une nuit sans fin. Elle ne fit pas les choses à moitié ; elle calfeutra la chambre à coucher d’épais rideau de feutre noir. Elle choisit des draps de lit, brun sombre ou bleu marine. Le lit double à tête de palissandre fut son catafalque. La lampe de chevet fut couverte d’un foulard sombre ; la pile de livres diminua puis disparut tout à fait, remplacée par un fouillis de tablettes d’antiviraux et de collyres. Les lunettes noires trainaient toujours sur le tapis berbère au milieu de journaux froissés. Le cendrier déborda. La chambre exhala un parfum d’acétone. Quand elle devait sortir de sa chambre, ce qui arrivait tout de même quelques fois, Danielle cherchait fébrilement ses lunettes du bout des doigts. Elle avançait à tâtons dans le salon plongé dans l’obscurité. Le voilant roulant de la baie vitrée en position fermée, ne laissait passer que quelques grains de lumière sur le canapé Togo et la moquette, dont les couleurs vitaminés étaient diluées à présent dans la boue grisâtre d’un faux jour. La grande table de verre et les chaises, le buffet danois (souvenir d’un coup de cœur à la boutique danoise) hors de portée ne lui servaient plus à rien. Elle les oublia. Au début de la maladie, elle devinait encore le seuil des pièces au pied, captant les variations de matière, moquette dans le salon, marbre dans l’entrée, sol carrelé dans la cuisine. Mais rapidement, elle n’eut plus besoin de ce repère tactile. Dans sa nuit, elle savait où se trouvaient les choses utiles : le réfrigérateur, à main gauche, le tire-bouchon, premier tiroir, les bouteilles de blanc sec, plan de travail face au frigo. Les surfaces rétrécirent et bientôt l’appartement se réduisit à quelques lignes et quelques points névralgiques vitaux. Les toilettes à droite de la porte d’entrée, l’interphone sur le mur attenant. Un jour sur deux, elle poussait jusqu’à la salle de bains dans une ultime concession à hygiène. Elle déprima.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

Un commentaire à propos de “#40jours #05 | carte mentale”

  1. Quand peu à peu on n’a plus rien d’autre qu’une caméra mentale…
    Le texte est superbe et très touchant.
    Un grand merci !