Il marche vingt kilomètres par jour : c’est bien plus que le diamètre de la ville. Il marche parfois à l’écart de la ville : prenant un autobus pour n’importe où qui soit à la campagne, mais avec des repères, église, grange, hameau, et de là revenant à pied, arrivant au soir. Il marche le plus souvent la nuit : ou bien plutôt, il marche le plus souvent une nuit sur deux, partant le soir, rejoignant la rivière et la longeant, traversant au pont le plus éloigné, revenant par les immeubles neufs et brutaux du centre-ville avec leurs allures de dessin animé ou de crédit sur le futur, ou à l’inverse remontant vers l’extérieur de la ville où sont les filatures et les usines, les fumées même la nuit, traversant la gare de Pawtucket où filent les trains pour Boston (pendant un temps il y allait chaque semaine, revenait par le tout dernier qu’il surplombe maintenant depuis le pont qui tremble dans le rugissement et lui ça le fait penser à tout ça), continuant où sont les moulins qui alimentent les fabriques textiles, revenant à l’aube et là entamant une journée de lettres ou de livres et c’est la nuit suivante qu’au lieu de marcher il se mettra à écrire, s’endormant parfois (ça faisait bien rire ses amis à New York dans ce qui lui semble maintenant un temps si lointain et révolu) à sa table de travail le menton dans la main, rattrapant de la fin d’après-midi au matin suivant les deux nuits rayées du sommeil et le cycle pourra recommencer. Ou bien l’été prenant ce premier bateau, c’est le moins cher, il ne convoie que les employés de maison, ou tout ce qui a petit travail dans la station du bord de mer, arrivant à Newport juste l’aube faite et là marchant au bout du petit cap où sont les rochers, là où il se posera jusqu’au soir avec son écritoire. Et dans la ville même les marches plus courtes, les marches fonctionnelles : le midi, traverser la rivière sombre et glauque et noire dans ses borudes de ciment et ce qu’elle évacue de la ville pour remonter jusqu’à ce qui ne s’appelle pas encore Kennedy Plaza et pour cause (il est en culottes courtes pour jouer au ballon ou au volant sur les pelouses familiales) mais Exchange Park parce que là sous l’hôtel de ville (et déjà des vétérans militaires et des estropiés mais eux de la Grande Guerre à laquelle il a échappé, voire encore quelques derniers survivants de la guerre civile comme Ambrose Bierce les avait fréquentés et pas ceux du Vietnam ou même aujourd’hui de l’Afghanistan ou l’Irak) sont les gargottes ou le plat de haricots piment ou à côté spaghettis sauce tomate ne coût de vingt-cinq cents, quarante si on ajoute un bout de pain et de fromage et qu’une fois tous les deux jours sa haute silhouette, lui qu’on pense taciturne parce qu’il ne parle à personne prend un tabouret et s’en contente. Ou bien, remontant vers la colline, traversant le campus et ses bâtiments comme il les a toujours connus, entre statues et vieux arbres, non pas pour remonter vers le cimetière tout là-haut où sont le père, la mère, le grand-père, la grand-mère, un des deux tantes et bientôt avant même ses quarante-sept ans lui aussi, presque invisible borne gravée avec dates et nom derrière la stèle familiale, mais depuis Prospect Terrace en redescendant par Benefit Street s’arrêtant à l’Athenaeum la vieille bibliothèque pour y lire au basement le journal sur sa hampe de bois et restant plus longtemps quand au dimanche le New York Times produit son supplément littéraire, mais lui n’y accédera jamais au supplément littéraire, et au New York Times, lui qui n’aura jamais publié de livre de son vivant, qu’à la grâce de la rubrique nécrologie, si c’est dans une période faste il lui arrive mais si rarement de le lire centre-ville avec un de ces gobelets de carton remplis de café amer et brûlant, de ce café inondé qu’affectionnent les Américains et pourquoi toi c’est le sol que tu regardes, le sol de la ville en suivant une à une, à mesure des jours, toutes ces marches et même revenant de sa tombe au cimetière, et même suivant par la forêt les sentes longeant la Seekonk, ou dans le flux urbain des voitures, des feux, des échangeurs, te rendant toi aussi au pont de la centrale électrique, ô Nyarlathotep, ou à l’un de ces deux cinémas salles de conférences et spectacles concurrents et d’architecture majestueuse, ô Nyarlathotep, ou longeant vers les usines la voie ferrée aux ponts qui tremblent pour les rapides trains de Boston jusqu’à la gare abandonnée de Pawtucket c’est le sol dont tu imagines qu’il te joint à lui : rues pavées de briques à double ovale encastrées, bordures de ciment avec déjà ces lourdes grilles coulées dans le bronze à Chicago pour les eaux souterraines, ou les infinis rafistolages de ciment, ou aujourd’hui ces imbroglios de flèches, repères en vert fluo ou en bleu pour les câbles électriques et téléphoniques que maintenant on enterre (mais pas de son temps) ou les rues éventrées pour une fois de plus rafistoler la sécurité du gaz et de l’eau, et ton perpétuel étonnement, ici où l’écart de température est démultiplié aussi bien pour les froids d’hiver que la brûlure lourde et immobile de l’été continental, et aussi bien la violence soudaine des pluies, non pas ce bitume lisse qu’on utilise aujourd’hui – et si possible poreux – mais ce ciment grossier qui en fait usage et rend plus aigu et crispant tout le bruit de la ville. Ou bien quand tu enjambes, sous les vieilles mosaïques à l’ombre du musée et des laboratoires de sciences naturelles, à l’entrée du vieux tunnel les rails de fer coulés dans le pavé grossier et le sciant de parallèles aux croisements énigmatiques, c’est en regardant le sol et bien plus le sol que tout le reste qu’à exactement quatre-vingt-dix ans de distance tu cherches à comprendre un homme par là où et comment dans la ville il marchait.
J’aime beaucoup. Le texte se lit avec un sentiment d’essoufflement, celui d’une marche rapide, celle dans cette ville puis vient la conclusion. La marche s’arrête net parce qu’elle comprend pourquoi elle était marche. Enfin j’me comprends quoi. Chouette!
Très beau clip à la mode road movie et cette calligraphie urbaine qu’on cherche à traduire sans connaître le lexique. ABANDON quelle pépite ! Et la musique… la musique… parfait !
Très émouvant, je lis regarde écoute au petit dej et comment tout fonctionne au petit poil, donne de l’allant pour la journée, merci François !
Quelque chose du roman, déjà !
La vidéo, en écho parfait.
Bonne route 🙂