Adolfo Bioy Casares : Las Heras, Province de Mendoza, Argentine
Ni rue, ni avenue, ni passage, ni ruelle, simplement le nom de l’auteur sur le plan de la ville : Adolfo Bioy Casares. La route est partagée en deux par une contre-allée de terre sèche sur laquelle l’herbe ne parvient pas à pousser, quelques arbres chétifs et le tronc d’un très vieil arbre, abattu il y a longtemps déjà, dont il ne reste que le tronc noueux et ses racines desséchées qui s’échappent comme des serpent gris. C’est un quartier d’écoles. De nombreux panneaux Eschola pour le rappeler aux plus distraits. Un très long mur en briques recouvert de peinture blanche commence à s’écailler sous l’ardeur du soleil, le mur borde la route, protégeant l’accès des établissements scolaires. Dans un virage, le mur se termine par un hommage à Bioy Casares peint par les enfants du quartier. Son portrait en noir et blanc sur fond de bandes colorées se répète deux fois, à moins qu’il s’agisse de son portrait et de celui de son ami Borges avec lequel il a publié plusieurs recueils de contes et de nouvelles sous le pseudonyme de H. Bustos Domecq. Sur le fond de briques, un plan où les rues ne portent qu’un nom celui de l’auteur. À coté de son visage une bibliothèque sur les rayonnages desquels figurent les livres de l’auteur. À l’ombre de beaux Belombras au feuillage fourni, une jeune fille brune est assise, penchée sur un livre posé sur ses genoux, elle lit : « Habitué à voir une vie qui se répète, je trouve la mienne irréparablement régie par le hasard. Les intentions d’y remédier sont vaines ; pour moi, il n’y a pas de prochaine fois, chaque instant est unique, différent, et nombreux sont ceux qui se perdent en distractions ». En écrivant L’Invention de Morel, un livre sur l’amour de la création et la création de l’amour, sur l’art et sur l’illusion, Adolfo Bioy Casares a tout simplement inventé Street View par anticipation. L’histoire raconte la troublante confession d’un homme qui tombe follement amoureux d’une femme qui n’est qu’une image, une fiction, un mirage dû au talent, ou à la folie, du savant Morel et de sa prodigieuse machine qui permet d’enregistrer l’image holographique du passé en la transformant en un éternel présent.
Avenue Bioy Casares : Oloron-Sainte-Marie, Nouvelle-Aquitaine, France
À la sortie de la ville, ce qu’on appelle la zone industrielle, dans la zone Lanneretonne regroupant entreprise de mécanique, de cheministe, produits agricoles, Mecalab, Pubeco, Couett’Hôtel, Carrosserie du Piémont, Electric auto, Eirl Vitalla Confort Habitat Project, Rénovation Habitat Raphael Ménard EIRL, ferme et coopérative agricole d’Oloron Sainte-Marie, demeure un champ d’herbes folles préservé de constructions. L’ancien champ de céréales est laissé à la jachère depuis plusieurs années, terrain à vendre qui ne trouve pas preneur. Il est fermé par une clôture faite de piliers en bois espacés de deux mètres chacun et reliés par des fils de fer envahis de ronciers et de muriers qui en modifient plus ou moins l’allure selon la saison. Un blanc, une respiration. Avant la disparition. La famille d’Adolfo Bioy Casares était originaire d’Oloron-Sainte-Marie, près de Pau. Ce qui explique sa présence en ce lieu. Mais aucune à son nom à Cagnes-sur-Mer où il a passé les dernières années de sa vie, se partageant entre la France et l’Argentine. Là bas il était propriétaire d’une estancia, une grande exploitation agricole, d’élevage. Cette parcelle de champ à l’abandon, portion congrue de nature sur lequel aucune bête ne vit plus, que l’industrie vient peu à peu faire disparaitre, un dernier vestige de campagne que la ville emporte avec elle. Mais dans le ciel, ces rouleaux de nuages gris qui annoncent l’orage menaçant sont d’un même ciel que celui d’Argentine.
Calle Bioy Casares : 10005 Cáceres, Espagne
Quand on remonte la rue en pente bordée à droite par une rangée de maisons hautes de trois étages, peintes sans goût dans un crépis rose acide qui jure avec le bleu profond du ciel d’Estrémadure, maisons modernes dans la zone résidentielle en périphérie de la ville historique, dont la forme des toitures en dent de scie rappelle les alignements des maisons victoriennes de Montréal ou San Francisco, sans leur charme ou leur authenticité, on est heureusement surpris par un appel d’air inattendu, un terrain vague qui nous invite à dévier de notre chemin initial. C’est une zone bosselée de petits vallons recouverts d’herbes folles. Un chemin de traverse, une ligne de désir s’échappe sur la droite et c’est l’aventure au bout du chemin. Un terrain vierge où rien ne se construit alors que tout autour est bâti à la hâte. Une zone blanche. Une île dans laquelle les enfants aiment se retrouver pour jouer dans ses caches et ses recoins, ses bosses accueillantes et les herbes lorsqu’elles sont hautes. Terrain de jeu et d’aventure. Une île déserte où tout peut s’inventer. Le plus bel hommage involontaire à l’auteur qui n’est jamais venu en ce lieu mais l’a rêvé à distance. L’artiste Dominique Gonzalez-Foerster a présenté il y a quelques années une œuvre, Sans titre, consacrée au Plan d’évasion, le roman d’Adolfo Bioy Casares, à la Fundación Helga de Alvear à Cáceres. Dominique Gonzalez-Foerster avait installé un tas de sable sur lequel elle a disposé le livre de Bioy Casares ouvert à la page qui reproduit le contour des cellules que le personnage du gouverneur Castel fait construire sur l’Île du Diable, et qui serviront de lieu d’expérimentation sur les sens des prisonniers, les amenant à voir des paradis artificiels, plan qui est également dessiné à même le sable juste à côté du livre. Gonzalez-Foerster transfère dans cette œuvre ce que Castel fait avec ses prisonniers, en tentant de modifier notre perception à travers l’environnement créé par le livre, le sable de la plage et le dessin qu’il porte, afin que nous entrions dans le monde littéraire qu’il nous suggère. Le sable fait référence au paradis primitif de l’île, mais il est aussi l’élément réel ou matériel, et dessiner sur le sable le schéma présenté dans le livre devient un acte intermédiaire entre le réel et le fictif, représenté par ce dernier élément. Le propre travail de Gonzalez-Foerster est un élément qui relie l’espace réel dans lequel se trouve le spectateur et la fiction qui se déroule dans le livre. Avec cette œuvre, Gonzalez-Foerster nous invite à nous plonger dans le roman de Bioy Casares et à nous demander où se trouve la mince frontière entre le réel et le fictif, entre le textuel et le visuel, entre le quotidien et l’extraordinaire.
Colegio Bioy Casares : Córdoba, Province de Córdoba, Argentine
À proximité d’une placette qui fait office de rond-point recouvert d’herbe séchée par le soleil, une construction en parpaing laissé en plan. La structure dessine au sol l’ambition d’une bâtisse à venir, dont il ne reste que les tiges en fer forgé qui s’élèvent vers le ciel au quatre coin comme des plantes montées trop vite en graines pour indiquer le tracé d’un rêve inachevé. Il ne reste du projet qu’une petite construction (station d’épuration, centrale électrique ?) dont les soubassements sont badigeonnés de vert, comme l’herbe sa couleur s’est fanée, cuite à force d’exposition, et les parpaings juchés au-dessus montrent le brutal arrêt du chantier. D’autres priorités. Sur l’un des montants quelqu’un a écrit le mot PIG en lettre majuscules. Sur le mur adjacent le nom d’un groupe de la région est tagué en blanc : La banda del pórton. Entourée d’arbres cette placette offre un peu d’ombres aux voitures qui stationnent là en attendant que les enfants sortent de l’école maternelle. La pelouse est à l’abandon, jonchée de détritus, de papiers gras, de plastiques emportés par le vent. Tout autour les voitures stationnent. Ce n’est qu’un lieu de passage, de transition. Parfois les voitures s’arrêtent juste devant l’entrée, le moteur continuant de tourner, de polluer mais qui s’en soucie ? Les jeunes enfants sortent les uns après les autres vêtus de leur uniforme bleu jean à large col blanc arrondi. Un écusson aux couleurs de l’école sur la poitrine. « La végétation de l’île est abondante. Des plantes, des pâturages, des fleurs – de printemps, d’été, d’automne, d’hiver – se succèdent à la hâte… avec plus de hâte à naître qu’à mourir, les unes envahissant le temps et la terre des autres, s’accumulant irrépressiblement. En revanche, les arbres sont malades ; ils ont les cimes sèches, les troncs exagérément épais. J’y vois deux explications ; ou bien les herbes sont en train d’épuiser le sol, ou bien les racines des arbres ont atteint la pierre (le fait que les arbres nouveaux sont bien venus paraît confirmer la seconde hypothèse). Les arbres de la colline ont tellement durci qu’il est impossible de les travailler ; on ne peut davantage tirer quoi que ce soit de ceux d’en bas ; la pression des doigts les défait et il reste dans la main une sciure poisseuse, une bouillie d’éclats ».
Merci de m’avoir fait découvrir cet homme.
Adolfo Bioy Casares est longtemps resté dans l’ombre de Borges, son vieil ami, avec qui il a écrit des contes et romans policiers, mais « L’invention de Morel » est un court livre tout à fait fascinant qu’on peut lire plusieurs fois sans jamais en épuiser totalement l’infini richesse.