Au long des années 80, le motif se répète, lancinant, je me revois tracer quatre lignes sur la page horizontale pour séparer les étages d’un immeuble à la façade invisible. C’est (toujours) Noël car j’aime dessiner les sapins, les cadeaux, les boules du sapin, la famille toute entière réunie. C’est (toujours) le soir. J’habite alors dans une cité à Sarcelles, les appartements de l’immeuble ont tous la même disposition, le même volume. Je suis étonnée par la différence, en revanche, entre les aménagements, entre les odeurs, les textures, les mondes. Je me souviens de l’excitation que j’ai à rentrer chez les gens. L’obsession reste intacte. J’aime encore rentrer à l’intérieur des gens.
1999, rue traversière. Ma première mansarde. Les bruits des soirs d’été résonnent dans la cour intérieure: éclats de voix, tintements de vaisselle, télés qui ronronnent, odeurs de cuisine, de grillades
Tous les samedi soir depuis la rue distinguer les clameurs des fêtes. La musique. Une chanson soudain reprise en foule. Lever les yeux. Ils sont trois, quatre, à fumer sur le balcon, d’autres s’agglutinent à la fenêtre de la cuisine bondée. Sur les marches de la cage d’escalier vétuste, étroite, au parquet craquant, deux font l’amour. Ceux qui quittent la fête doivent enjamber ces corps imbibés, oublieux.
1993, cité Saint-Blaise, Paris. Quand la nuit tombe en hiver, les lampions du square de la Salamandre s’allument l’un après l’autre. Des corps furieux vrombissent leurs scooters, fument le cannabis, franchissent les barrières fraichement repeintes par la Ville et hurlent sur les spirales en béton. Tout autour, des immeubles à loyers modérés font la ronde, leurs fenêtres me fixent comme des yeux. En bas à gauche, je ne vois que les pieds de cette famille juive orthodoxe, qui s’agite à l’heure où rentre le père. Il roule au sol avec ses cinq enfants, rit aux éclats, perd sa kippa en les faisant voltiger entre ses grosses mains. En face, de l’autre côté du parc, à intervalles réguliers, un homme se poste, raide sur son petit balcon pour fumer. Il a éteint la lumière. Il entre, il me regarde avec ses jumelles.
Juin 2011, New-York, Brooklyn, des maison basses, au premier étage un contrebassiste joue une musique concrète, Philipp Glass peut-être, large et courbé derrière son instrument il regarde ses doigts son archet frôle une tasse de thé fumant sur la table à côté de lui
Derrière les tours de la Joliette aux étages éclairés, vides, désolés, un ferry s’en va vers la corse, immeuble mouvant. Dans les cabines on se couche peut-être, pendant que Marseille s’éloigne.