#40jours #02 | Sept femmes et un homme

Il est bientôt vingt-deux-heures. Dans sa chambre d’hôtel Anna se masse les pieds en pleurant un peu. Elle essaie de comprendre ce qui s’est passé aujourd’hui mais toujours quelque chose lui échappe. C’est un de ces moments déchirants où le réel du travail perfore le gros cœur que vous aviez lentement construit en vous pour soutenir ce que vous pensiez avoir à faire. Il est presque vingt-deux-heures et pendant qu’Anna pleure en massant son cœur douloureux, Fadela s’installe à sa machine à coudre, elle a pris cette habitude le soir de coudre une heure avant d’aller dormir, pour laver sa tête des miasmes de la journée, les petits mots perfides de Zoroastre, les incompréhensions et les malentendus avec les autres femmes. Elle est penchée sur sa machine, elle coud un petit sac en coton bleu marine et desserre un peu les dents, progressivement elle abandonne son corps rude de femme forte, dépose l’armure de la journée et laisse aller son corps au rythme lancinant de la machine, de la couture, on voit de loin sa posture qui change, son profil dessiné en ombre chinoise par la lumière du salon, elle quitte sa propre solidité pour rejoindre le trait piquant de l’aiguille, ses allers-retours vifs et jolis qui construisent une fermeture entre les deux pans de tissu, ses yeux son pris dans le fil, dans la couture. Il est presque vingt-deux heures et pendant que Fadela coud son tissu bleu marine en laissant fondre sa cuirasse, Abadia triture le coin d’un coussin sur son canapé, elle regarde en somnolant un documentaire sur les méfaits du blé dans l’alimentation, pendant qu’elle regarde ses yeux s’ouvrent et se ferment à intervalles réguliers, soudain elle se lève et d’un pas pressé, inquiet, marche en direction de la chambre, d’ici on dirait elle a entendu un bruit ou senti une odeur étrange en provenance de la chambre, elle marche vers là-bas comme dans la journée à l’école, avec l’air de se demander s’il n’y aurait pas quelque danger. Passée dans la chambre dont les baies vitrées donnent sur la ville, elle fait le tour la pièce comme entièrement guidée par son nez, soulève un oreiller, le porte à ses narines, ouvre un placard, puis le battant d’une fenêtre, et repart dans l’autre sens avec cette démarche rapide, sa silhouette fatiguée toujours pleine d’une énergie irradiante pour chercher. Il va bientôt être vingt-deux-heures et pendant qu’Abadia s’inquiète d’une odeur mauvaise dans son appartement, Saskia boit un verre de vin avec d’autres personnes, ils sont quatre précisément, on voit deux femmes et deux hommes dans un salon ordinaire, décoré avec les objets proposés dans les magasins de meubles que tout le monde achète. Ils sont là tous les quatre sous la lampe, autour d’une table basse, un homme dans un fauteuil, Saskia est assise sur un coussin posé à même le sol et deux autres personne sur le canapé bas, japonais, matelassé, blanc. Saskia a croisé ses jambes dans cette position qu’elle aime bien et qui la détend, elle ne parle pas, elle boit à petites gorgées le vin rouge et laisse l’alcool prendre soin de son corps et l’effriter, en faire du sable. Une fois qu’elle est du sable elle n’a plus le souci de l’école, la lourde préoccupation des enfants – leurs apprentissages leur sécurité leur bien-être – elle dit souvent en soupirant un peu dans ce contexte pourri ce n’est pas gagné mais elle continue, elle continue, comme un cheval fier et droit elle se tient à distance et rien ne la distrait de la tâche qu’elle s’est fixée. Il est quasiment vingt-deux heures et pendant que Saskia trinque encore une fois avec ses amis, Tanya fait du yoga dans la pièce unique de son studio, elle s’étire – bras tendus jambe tendues tête en bas fesses en l’air – et fléchit son dos pour approcher sa poitrine du sol, ses cheveux longs se posent sur le tapis, d’ici c’est tout ce qu’on voit, on n’en saura pas davantage. Il est près de vingt-deux-heures et pendant que Tanya fait des salutations au soleil levant, Assa est dans sa chambre, allongée sur un grand lit haut et ancien couvert d’une couette à fleurs pourpres qui semble dater du siècle précédent – d’ailleurs tout autour d’elle semble dater d’un siècle antérieur. Assa est allongée là dans sa chambre désuète et regarde le plafond de ses deux grands yeux fixes et lisses et ronds, après ce qui est arrivé elle a du s’arrêter de travailler, elle est au repos pour deux semaines, mais pour l’instant l’angoisse est toujours là, les yeux ronds et fixes deux jours seulement à regarder le plafond, deux jours entiers à chercher à comprendre et rien, rien ne vient. Il est vingt-deux-heures passées de quelques secondes maintenant, et pendant qu’Assa regarde le plafond, Laura arrose méticuleusement les plantes sur son balcon, elle vient de sortir dans la chaleur du soir, elle retire les feuilles séchées, les fleurs et certaines des graines tombées à la surface de la terre, elle retire tout ce qui s’apparente à des déchets, et puis elle taille, délimite, ça lui prend bien une heure chaque soir de tout remettre en ordre, elle s’assure que le végétal soit maîtrisé, propre, sa minutie n’a de limite que sa fatigue. Il est vingt-deux-heures et quelques, pendant qu’Assa nettoie ses jardinières, Laura prend sa douche, on devine seulement sa silhouette à travers la paroi translucide de la cabine, elle lave ses cheveux en pensant au projet qu’elle porte pour sa classe, elle sourit à l’idée de réaliser ce qu’elle a prévu, elle sourit et elle rêve, sous la douche, aux moments de satisfaction qui viendront, à la reconnaissance de ses collègues, aux encouragements de Fadela, aux félicitations de Zoroastre, à ses yeux bleus, brillants quand il la regarde. Il est un peu plus de vingt-deux heures maintenant, et pendant que Laura prend sa douche en pensant à lui, Zoroastre est dans son salon, les fesses au fond du canapé, ses pieds en chaussettes sur la table basse il regarde la télé, un western peut-être, on ne voit pas très bien, une silhouette de femme se découpe dans la porte de la cuisine, elle lui apporte une bouteille en verre, une bière peut-être, sans doute. Il ne pense à rien, peut-être qu’il dit seulement à la femme qu’il est content de regarder le film.

A propos de Juliette Cortese

Née en Franche-Comté à la fin des années soixante-dix, Juliette Cortese vit à Montpellier et travaille dans la langue. Celle qu’on parle autour des tables. Celle qu’on écrit en atelier. Et dans la sienne, à tâtons, au burin, parfois avec un épluche-légume. Écrit ce qui vient et ce qui ne vient pas, lit à voix haute et bricole des vidéopoèmes. Publications en 2021 : X Tentatives pour continuer le présent, prose poétique chez Gros Textes et un premier roman, Lent séisme, chez Publie.net.

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